
Article 353 du Code pénal s’ouvre sur un prologue qui ôte tout suspens, au sens factuel, au livre : durant une partie de pêche, Martial Kermeur jette Antoine Lazenec à la mer et le laisse se noyer malgré ses supplications. Puis il rentre tranquillement chez lui en attendant d’être arrêté par la police, ce qui ne tarde pas. Il est conduit dans le cabinet d’un juge auquel il fait le récit de sa rencontre et de ses relations avec sa victime. Sa victime ? Si Martial Kermeur a bien tué Antoine Lazenec, lequel est la victime de l’autre ? C’est ce que le juge devra déterminer.
Le roman est un huis clos qui confronte le juge et le prévenu. Kermeur raconte sa vie de licencié de l’arsenal de Brest qui comme les autres a touché un confortable pactole. Confortable aux yeux de l’ouvrier bien sûr, car le pactole permet d’acheter un petit bateau de pêche, sans plus, mais aucun ne l’aurait imaginé avant. Kermeur lui choisit un autre investissement.
Il vit dans une presqu’île de la rade de Brest économiquement sinistrée et peu convoitée par le touriste (nous sommes dans les années 90). Kermeur a la chance d’habiter l’ancienne maison de garde d’une propriété qu’on nomme pompeusement le château. En échange, il entretient le parc, coupe des branches, tond la pelouse. C’est alors qu’il s’adonne à cette simple tâche qu’il rencontre pour la première fois Antoine Lazenec, un type avec des chaussures à bouts pointus. Ça doit être quelqu’un celui-là car c’est la première fois que le maire se déplace en personne pour faire visiter le château, désespérément en vente depuis longtemps.
Kermeur comprend que Lazenec a un projet immobilier. Il veut raser le château et bâtir un complexe touristique, genre de station balnéaire qui redonnera vie à la commune. Lazenec, c’est l’homme providentiel. Les habitants sont invités à s’associer à ce projet en investissant leur prime de licenciement. Ce que fait Kermeur, sans l’avouer cependant, par fierté : il ne manquerait plus que lui, socialiste de la première heure, soit pris en flagrant délit de capitalisme !
Et comme les autres qui ont plus ou moins ouvertement fait comme lui, il attend. Un an, deux ans, trois ans… Le temps passe et après un gigantesque trou dans le parc du château, rien ne semble plus avancer. Lazenec pourtant roule toujours en Porsche, mange dans les meilleurs restaurants et jette l’argent par les fenêtres. Quel argent ? Eh bien celui des investisseurs, celui de Kermeur.
Article 353 du Code pénal raconte comment Kermeur s’est fait avoir et comment tous les Kermeur du monde se feront toujours tondre par les possédants, ceux qui ont l’argent. La voix de Kermeur, simple ouvrier est d’une humanité extrême. Il dit la honte de se faire escroquer, d’être pauvre, de ne pas oser demander des comptes aux puissants. Il démêle pour le juge les mécanismes de la supériorité sociale. Il lui explique comment la justice n’est pas de son côté à lui. Elle est du côté de ceux qui n’ont plus ni scrupules ni honneur, du côté des cyniques.
La voix de Kermeur (à laquelle Féodor Atkine prête la sienne dans le livre audio que j’ai écouté), avec son parler simple mais très précis, est extrêmement juste. Elle touche par sa sincérité et son dénuement. Elle porte la colère d’un homme poussé à bout et qui a tout perdu, même son fils qui est en prison à cause du même Lazenec. Kermeur, homme du peuple, ne parle pas de façon réaliste pour un ouvrier de l’arsenal. On n’oublie donc pas qu’il est un être de papier mais paradoxalement, son verbe poétique renforce le tragique de son existence. Jugez plutôt (je ne peux restituer la ponctuation du texte puisque je n’ai pas le livre sous les yeux, mes excuses à Tanguy Viel) :
Je crois que c’est le visage de Catherine qui me vient en premier quand je prononce le nom de Le Goff. Ses larmes à elle surtout qui ruisselaient sur ses joues le jour de l’enterrement. Mais elle a fait tout ce qu’elle pouvait, j’ai dit au juge, tout ce qu’une femme peut faire pour tenir son mari hors du puits. Et c’est seulement qu’à un moment les gens, on ne peut plus rien pour eux, rien pour les sortir de là où ils crient pourtant fort et disent « Sauvez-moi ». Ils le disent, oui, mais tout leur corps tire dans l’autre sens et on ne peut rien contre ça non plus. Contre le verre cassé qu’on traîne avec soi, un peu comme le bruit d’un miroir brinquebalant sur un mur. Un bruit contre lequel il est quelque fois impossible de lutter. Et je crois que chez Le Goff, ce bruit, il avait commencé à croître depuis longtemps. Toutes ces fois où il sonnait chez moi pour constater par lui-même l’avancée des travaux, venant là de plus en plus souvent comme si des fenêtres de ma cuisine, on était comme deux soldats se relayant aux avant-postes, deux soldats qui regardent si l’ennemi bouge à travers leurs jumelles.
Ajoutez à cette poésie sombre, à ce monologue intime et désenchantée la voix vibrante et triste de Féodor Atkine. Vous êtes alors envoûté par cette confession qui signe l’échec d’une vie. Et comme le juge, sans doute, vous interrogez la notion de Justice, celle qui condamne l’assassin et laisse courir l’escroc.
Lire les premières pages du roman.
Article 353 du code pénal
Tanguy Viel
Editions de Minuit, 2017
ISBN : 9782707343079 – 176 pages – 15 €
J’avais très moyennement aimé ce livre âpre et noir, mais je serais assez preneuse pour une relecture en audio, surtout s’il est magnifiquement lu. Il se peut que je l’apprécier même davantage.
Merci pour ce beau retour.
Sans aucun doute. Un quasi monologue comme celui-là est vraiment un texte parfait pour un audio livre.
Je comprends d’après ton avant-dernier paragraphe qu’on ne retrouve pas ici le style plein de circonvolutions qui avait amoindri mon plaisir à la lecture de « La fille qu’on appelle »… Dans ce cas, pourquoi pas ?
Ah non, je n’ai pas du tout trouvé le style plein de circonvolutions. Je l’ai trouvé très littéraire et surtout poétique.
Une lecture qui m’avait marqué. Tu en parles très bien.
Merci. Je suis ravie de découvrir Tanguy Viel grâce à ce titre.
Je n’ai toujours pas lu cet auteur, mais j’avais noté ce titre pour le découvrir (en concurrence avec La disparition de Jim Sullivan). Bon, a priori c’est un bon choix.^^
Oui tout à fait. J’ai aussi noté cet autre titre.
Un point de départ fort intéressant ! Je n’ai pas lu cet auteur, même si je tourne autour depuis un moment. Je peux le trouver facilement à la bibli.
Moi pareil… et à force de tourner, j’ai fini par m’arrêter et choisir. Si tu peux audiolire, je te le conseille très vivement.
Il fait partie des auteurs que je dois absolument lire ! Surtout ce titre, il m’attirait vraiment !
N’hésite plus alors : pour moi, j’ai beaucoup apprécié de découvrir cet auteur avec ce titre.
J’ai beaucoup aimé cette histoire que je ne pense pas avoir chroniquée. La chute est une vraie chute et d’une logique redoutable.
Comme j’avais entendu parler de ce roman avant de le lire, je savais que le twist final reposait sur le fameux article 353. Mais je n’ai pas voulu savoir avant de quoi il s’agissait afin de ne pas briser le suspens construit.
un livre que je veux lire depuis longtemps, j’ai apprécié tous les livres que j’ai lus de cet auteur.
J’espère qu’il en sera de même pour moi 😉
J’avais tellement aimé ce livre!! Et tout ce que j’ai lu de l’auteur après m’a paru bien fade.
Ah zut, c’est toujours délicat de commencer par le meilleur livre d’un auteur…
Rebonjour Sandrine, j’ai apprécié ce roman où l’on comprend les mobiles du meurtrier même si cela ne l’excuse pas. Bonne après-midi.
Il est très bien construit et on a malgré tout de l’empathie pour le meurtrier…
J’ai beaucoup aimé ! Et comme toi je l’ai audiolu.
C’est une méthode de lecture que je pratique de plus en plus. J’ai fait une descente hier en bib et j’en ai pris 5. Le problème est que le choix est très restreint…