
Miss Margaret Mackensie a passé les trente-cinq premières années de sa vie dans l’ombre, comme garde-malade de son père puis de son frère. Quand elle hérite contre toute attente de la fortune de son oncle, elle choisit de quitter Londres, car « elle avait décidé de ne pas se satisfaire d’une vie sans vie : […] elle irait dans le monde pour voir si elle y trouvait les agréments dont elle avait lu la description dans les livres. »
Accompagnée d’une de ses nièces, elle arrive à Littlebath, petite ville de province dont elle va découvrir les habitudes et les principes. Soucieuse de s’intégrer à la vie sociale, elle fréquente la bonne société locale mais comprend vite que le gratin est divisé en deux clans et qu’il faut en choisir un : celui des Stumford, avec à sa tête le pasteur et surtout son imposante épouse, ou celui de miss Todd, qui préfère les quilles et la bière aux sermons. Miss Mackenzie cherche à se faire des amies, et choisit le clan des convenances à celui des plaisirs.
Riche et célibataire, elle ne tarde pas à attirer les prétendants. Harry Handcock, un employé bien vite écarté, mais surtout Mr Maguire, le clergyman, homme très bien de sa personne mais affligé d’un affreux strabisme qui effraie la demoiselle : « elle songea aussi à son œil et elle en frémit. Il n’était pas responsable de son oeil et un homme ne doit pas rester sans femme toute sa vie parce qu’il louche ; cependant, était-ce possible ? Pourrait-elle l’endurer ? ».
De même Mr Rubb, l’associé de son frère et donc comme lui vendeur de toile cirée. Il lui plaît assez mais il n’est pas un gentleman, à l’inverse de Mr Maguire, et elle repousse donc ses avances. Puis son cousin John Ball, veuf père de neuf enfants, futur baronnet mais qui n’a plus un sou ou peu s’en faut puisque Margaret a hérité de la fortune qui aurait dû lui revenir. Accepterait-elle de l’épouser pour que la fortune des Ball revienne à la famille qu’elle n’aurait jamais dû quitter ?
La pauvre Margaret ne perd pas la tête ; elle se veut charitable et attentive, mais n’est pas naïve au point d’ignorer que ces hommes ne veulent épouser que son argent.
Quand son frère tombe malade, elle décide de donner la moitié de son argent à sa belle-sœur (qu’elle déteste) et à ses sept enfants. Sa fortune se voit ainsi considérablement réduite mais les messieurs restent assidus. Mais quand John Ball découvre qu’il y a eu intrigue et que l’héritage de Margaret lui revient en fait à lui, bien des choses sont sur le point de changer, et les vrais caractères de chacun vont se révéler.
L’intrigue est mince et le livre épais, mais je l’ai pourtant dévoré en deux jours. C’est qu’Anthony Trollope (1815-1882), dont c’est le premier livre que je lis, a un don tout particulier pour rendre les atmosphères et les caractères. Il brosse un portrait sans concession et pourtant humoristique de la société victorienne et des conventions qui écrasent les individus. Que dire, ne pas dire, où s’asseoir, quand sortir, à qui parler, comment se comporter… tout est disséqué et nous laisse envisager le poids énorme des apparences et de l’hypocrisie. Alors que cette femme n’aspire finalement qu’à un peu d’amour ou d’affection, il n’est jamais question que d’argent et de position sociale. Mais elle a assez d’énergie et de détermination pour ne pas accepter ce qu’on lui impose : elle ne veut pas « se satisfaire d’une vie sans vie » et son attitude va dévoiler bien des mesquineries.
Portrait d’une femme douce et déterminée, satire sociale où l’humour a sa part, Miss Mackenzie est un roman très attachant qui plonge le lecteur dans la société victorienne et dont l’intrigue sociale et amoureuse tient en haleine jusqu’à la dernière page alors que l’héroïne éponyme a tout d’une anti-héroïne. C’est une quasi pauvre fille, une « brebis » qui va se faire tondre par des loups habiles et envieux, et pourtant… C’est aussi une galerie de personnages très réussis, de la femme de pasteur à la logeuse londonienne, du veuf ruiné au pasteur vénal : hommes et femmes sont tous d’un réalisme impressionnant tant par la finesse de leur portrait psychologique que par leur rôle ajusté au millimètre dans les mécanisme de l’intrigue.
Les constantes interventions de l’auteur dans le roman, ses apostrophes au lecteur donnent à cette histoire, dramatique à bien des égards, un ton de comédie et une légèreté bienvenus. Un humour so british dont je ne me lasse pas…
Miss Mackenzie
Anthony Trollope traduit de l’anglais par Laurent Bury
Autrement, 2008
ISBN : 978-2-7476-1221-8 – 428 pages – 24 €
Miss Mackenzie, parution en Grande Bretagne : 1865