Depuis ma lecture passionnée de Terreur de Dan Simmons, j’ai envie d’en savoir plus sur John Franklin, cet explorateur anglais connu pour avoir mangé ses bottes et qui disparut, ainsi que les cent vingt-neuf autres membres des équipages du Terror et de l’Erebus partis à la recherche du mythique passage du Nord-Ouest. Après la biographie d’Anne Pons, puis le roman de Dominique Fortier, Du bon usage des étoiles, qui m’a légèrement déçue, me voilà à nouveau sur les traces du grand homme, avec un roman australien.
Richard Flanagan choisit une construction assez déstabilisante à deux époques différentes. En Tasmanie (île d’Océanie appartenant à l’Australie), à partir de la fin des années 1830, alors que John Franklin y est gouverneur ; à Londres, dans les années 1850, où l’on suit les pas du grand Charles Dickens, plus célèbre que jamais. Alors que son mari est porté disparu et qu’elle remue ciel et terre pour monter des expéditions de recherches, lady Franklin entre en contact avec Dickens pour qu’il prenne la défense de Franklin accusé de cannibalisme. Dickens accepte et écrit une pièce de théâtre avec son ami William Wilkie Collins, Glacial abîme, qu’il interprétera lui-même, dévoilant ainsi ses talents d’acteur.
Les deux récits ont un lien narratif finalement assez ténu, c’est plus dans leurs thématiques qu’ils se rejoignent. En Tasmanie, lady Jane Franklin, qui ne peut porter d’enfants, décide d’adopter une petite Aborigène et de l’élever pour en faire une bonne petite Anglaise. Elle l’emmène à Hobart, l’habille, l’éduque comme le seraient de petits Anglais, mais rien n’y fait, la nature profonde de Mathinna l’emporte sur cette éducation. Et pourtant, lady Jane ne se laisse pas aller à ses profonds sentiments maternels, au contraire, elle les refoule car trop d’amour irait à l’encontre, pense-t-elle, de la démonstration quasi scientifique à laquelle elle souhaite aboutir : montrer la primauté de la civilisation sur l’état sauvage. Et ce faisant, animée de théories et de bonnes intentions, elle collabore à la destruction des derniers autochtones, arrachés à leur vie sauvage naturelle pour être civilisés, mais surtout pour mourir en masse de maladies, et d’incompréhension. La dénonciation du colonialisme est claire, et souligne le mépris du colonisateur pour les civilisations différentes, forcément primaires et inférieures, et les ravages du paternalisme qui sous couvert de civiliser détruit sans pitié et sans remord. Et l’ironie de Flanagan est implacable :
« Il connut quelques réussites, et bien que celles-ci fussent de peu d’ampleur, ce fut sur elles qu’il tenta de concentrer ses efforts. N’en valaient-elles pas la peine ? Ses paroissiens ne connaissaient-ils pas Dieu et Jésus, comme le prouvaient les réponses enthousiastes et bien rodées qu’ils donnaient aux questions du catéchiste ? Comme le prouvait aussi la ferveur avec laquelle ils chantaient les cantiques ? […] A part le fait que ses frères noirs continuaient à trépasser au rythme de un par jour, quasiment, il fallait admettre que la colonie donnait satisfaction à tous égards.«
Désir frustré du Protecteur qui n’arrive pas à faire des Aborigènes des Anglais présentables ; désir frustré de lady Jane qui ne laisse pas ses sentiments maternels prendre le dessus ; et Dickens dans tout ça ? Après bien des années de mariage et une dizaine d’enfants, il ne supporte plus la vie avec sa femme devenue terne. Il a une quarantaine d’années, il est au sommet de sa gloire et se sent pleinement vivant, et frustré de ne pouvoir laisser s’exprimer sa vitalité. Mais il va rencontrer une jeune actrice, Ellen Ternan, dont il va tomber amoureux. Est-il prêt à payer le prix de cet amour ? Peut-il lui, cet Anglais admiré de tous, laisser libre cours à son désir ? Contrairement à lady Franklin, il a la création littéraire pour s’exprimer, et bien plus encore dans le cas de Glacial abîme où il se fait acteur et dévoile toute son âme.
« Au grand soulagement de tous, la première fit salle comble. Le jeu de Dickens fut étourdissant d’intensité et d’effet. Wilkie Collins, qui assistait au spectacle derrière la scène, en fut abasourdi. Il vit trembler dans la coulisse des charpentiers au cœur endurci, il vit pleurer des machinistes, et, dans la salle, ils furent des milliers à avoir les yeux noyés de larmes. […] ‘Il y a quelque chose de terrible, siffla Wilkie. Vous ne le voyez donc pas ? Ce n’est pas du jeu, c’est de la métamorphose.’«
Les deux récits, pris séparément, m’ont beaucoup touchée. D’un côté, la souffrance des Aborigènes, l’extermination lente des derniers membres d’une civilisation qui ne demandent rien d’autre que de vivre en paix, la bêtise des colons anglais, l’incurie de sir John en tant que gouverneur ; de l’autre, l’amitié Dickens – Wilkie Collins, la vie quotidienne du grand auteur, comment il écrivait, les coulisses du théâtre victorien, et enfin la création littéraire.
Par contre, je ne suis pas vraiment convaincue par la juxtaposition des deux. Lady Jane est le lien, cette femme qui n’a pas su exprimer son amour, qui a laissé la morale et les principes l’emporter sur ses désirs et la laisser à jamais frustrée. Mais pour moi les deux histoires restent autonomes, artificiellement liées ici, sans que la nécessité s’impose vraiment. Aller d’une époque à l’autre à chaque chapitre a donc gêné ma lecture et cassé le rythme de chaque récit pris individuellement.
Désirer
Richard Flanagan traduit de l’anglais (Australie) par Pierre Furlan
Belfond, 2010
ISBN : 978-2-7144-4615-2 – 308 pages – 19 €
Wanting, publication en Australie : 2008
Je disais chez Cuné qu’après lecture de vos deux billets je laisse de côté cette lecture à laquelle je viendrais tout de même plus tard. Bien plus tard.
J’ai lu le billet de Cuné, il n’est guère enthousiaste…
Lesture de couverture: Une corps de femme nue, un jolie moue et une rose rouge? C’est clairement un invitation romantique a l’eau de rose qui me dit: « Passe ton chemin, ce livre n’est pas pour toi! »
Votre lecture me confirme cette impression même si la confrontation Famille vs Succès de Dickens est certainement très interessante et toujours moderne.
J’ai lu McKinley, un pavé, une romance, une aventure mais qui manque de contenu… comme le film Australia avec Nicole Kidman.
J’éviterai donc cette lecture
Pourtant, ce n’est pas du tout un livre romantique à l’eau de rose… je suppose que c’est une image censée représenter le désir…
Intéressée je suis, car j’ai déjà lu deux romans de cet auteur (les deux premiers ?) et j’avais trouvé là un auteur à suivre… je me suis tournée ailleurs ensuite, mais ce roman pourrait être l’occasion d’y revenir !
Pour ma part, c’était le premier. Je ne sais pas pourquoi mes divers essais avec la littérature australienne ne sont pas concluants…
Je me souviens d’avoir lu deux romans (tout autre genre)où là aussi deux histoires étaient artificiellement liées et c’est toujours agaçant, on préfèrerait deux romans distincts.
Alors je passe, même si le Dickens inside » pouvait me plaire a priori (j’ai des a priori dickensiens trop forts)
Moi qui croyais que tu cèderais au charme de Dickens…
Ton article me rappelle justement « Glacial abîme » (« The Frozen Deep ») que j’ai lu l’année dernière et que je n’avais pas vraiment apprécié. Mais ce roman avait été avant tout une préparation à la pièce de théâtre, ce qui peut expliquer qu’il n’ait été qu’approximatif. Par contre je ne savais pas du tout ce livre était basé sur une histoire vraie.
Je te laisse le lien vers mon article sur « The Frozen Deep »:
http://aufildeslivres.over-blog.com/article-28167267.html
Je comprends bien ce que tu écris dans ton billet. Mes deux expériences avec Wilkie Comllins ont été assez décevantes, c’est quand même bien caricatural tout ça…
Après la lecture sans passion contrairement à toi de Dan Simmons finalement je préfère en rester aux récits véridiques sue cette aventure hors du commun
En fait, l’auteur prend John Franklin avant ce grand voyage, il fait allusion aux précédents, mais il a bien été gouverneur de Tasmanie, et on ne peut pas dire que ce fut une réussite, même d’après les historiens…
Je ne suis pas convaincue que cette lecture soit pour moi.
Je ne sais pas moi-même vraiment à qui je pourrais le conseiller…
Je suis perplexe parce que ton avis à toi et à Cuné ne sont guère convaincus… mais ya Charles Dickens, quand même… et pour Dickens, je lirais n’importe quoi ou presque. Bref, j’hésite.
Ah, je savais bien que ce Dickens en tenterait certaines !
Visiblement, la construction de ce livre est plutôt gênante…
A mon humble avis, elle nuit à la fluidité du récit, casse le rythme et donc l’intérêt du lecteur.
Ton billet me donne plutôt envie de lire le Dan Simmons.
Il le faut absolument : grand moment de froid et d’angoisse !
Pas un peu énervant la bêtise des colons ?
Révoltant surtout. Mais le ire, c’est qu’ils font tout ça avec bonne conscience, certains d’apporter le progrès, le bonheur à l’anglaise…
Le titre et la couverture me font très envie…
Ah marketing, quand tu nous tiens 🙂
Si vous êtes intéressée par les histoires polaires…
Connaissez-vous « Les aventures du capitaine Hatteras », de Jules Verne? Ecrit en 1867 (une vingtaine d’années après l’expédition Franklin), il comprend une petite dizaine de pages (sous forme de récit – et sur un total de + de 600, en poche, écrit en petit) qui lui sont consacrées.
(il faut dire que j’ai lu à peu près tous les JV parus en poche, quand j’avais entre 10 et 20 ans…)
(s) Ta d loi du cine, « squatter » chez dasola
Oui, je l’ai lu : j’ai beaucoup lu Jules Verne moi aussi, sur le tard (trente ans passés) avec plus ou moins de plaisir. Je suis une inconditionnelle de De la Terre à la Lune et du Voyage au centre de la Terre, mais Michel Strogoff, qu’est-ce que c’est long !