
Ce China Miéville a vraiment le don de donner des personnalités aux villes dont il s’empare, qu’elles existent comme Londres dans Le roi des rats ou qu’elles sortent de son imagination comme Nouvelle Crobuzon dans Perdido Street Station. Beszel et Ul Qoma n’existent pas et pourtant, elles ressemblent à l’idée qu’on se fait ici de certaines villes d’Europe de l’Est. Leur particularité pourtant les exclue de toute comparaison possible puisque de Beszel et Ul Qoma ne sont qu’une seule et même ville, superposées l’une à l’autre. Les gens, les animaux, les voitures se croisent mais ont l’interdiction de se voir, d’entrer en contact. Si à Beszel on voit un Ulqoman, il faut « l’éviser », et vice-versa.
Tyador Borlu, la quarantaine, est flic à Beszel à la Brigade des Crimes Extrêmes. Quand on retrouve le corps d’une jeune fille inconnue dans un terrain vague, c’est lui qui s’y colle. Mais tout laisse à penser qu’elle a été tuée à Ul Qoma et que son corps a ensuite été introduit illégalement à Beszel : c’est donc un cas dont la Rupture va s’occuper puisque cette brigade très spéciale, que personne ne connait vraiment, traite de toutes les infractions qui impliquent le passage illégal d’une ville à l’autre, de toutes ruptures. Malheureusement pour lui, Borlu va devoir s’occuper de ce crime et même se rendre à Ul Qoma où il fera équipe avec un policier du cru. La jeune morte était Américaine, étudiante en archéologie, et travaillait sur des artefacts pré-clivage, c’est-à-dire antérieurs à la séparation de la ville en deux territoires distincts. S’appuyant sur les recherches d’un historiens ayant depuis renié ses affirmations, elle aurait soutenu des thèses iconoclastes et embarrassantes sur l’existence d’un lieu médian entre Beszel et Ul Qoma, Orciny « la cité secrète. Celle qui a le pouvoir« .
On a donc affaire à un polar tout ce qu’il y a de plus traditionnel, dans la veine du noir américain avec un flic qui n’en a que pour son boulot. Un cadavre de jeune fille, une enquête dans les milieux extrêmistes avec son lot de témoins, d’indices et de fausses pistes. C’est bien sûr le cadre qui fait toute la différence et qui est, aux yeux du lecteur, une énigme à lui tout seul. Car ce que le lecteur s’applique à comprendre tout au long de sa lecture, ça n’est pas tant qui a tué Mahalia Geary mais bien ce que c’est que cette ville. Comment fonctionne-t-elle ? Pourquoi est-elle ainsi séparée (on pense à Berlin à Jérusalem…), dans quel but ? Et surtout, pour ma part, d’où vient le schisme ?
Si j’apprécie la mise en scène, l’imagination, la schizophrénie urbaine incarnée au sens propre, je suis restée sur ma faim quant aux explications… Bien sur, dans La Route de McCarthy par exemple, on ne sait pas pourquoi le monde décrit semble relever du post-apocalyptique. Mais on l’imagine sans peine, en extrapolant à partir de la situation actuelle. Dans The City & the City, on ne peut rien imaginer, on ne sait pas pourquoi ces deux villes sont ainsi superposées alors que le reste du monde, au XXIe siècle, se présente comme semblable à lui-même. Il y a eu une civilisation d’avant le clivage, celle-là même sur laquelle travaillent les archéologues, puis une division ou une convergence… : on n’en saura pas plus, c’est dommage… Le lecteur curieux a quand même de quoi faire travailler sa matière grise car le fonctionnement de cette ville bicéphale, ses lois, ses obligations et ses mouvements extrémistes ne font pas l’objet d’indigestes paragraphes explicatifs, loin de là. Le lecteur se doit de reconstituer tout ça à partir des indications lâchées par un narrateur qui ne connait qu’une partie du paysage urbain. C’est très stimulant et c’est ce qui permet de soutenir l’attention du lecteur car l’histoire en elle-même n’est pas des plus originales, elle traine même parfois un peu en longueur. C’est clairement la ville qui justifie le roman, et non l’intrigue.
Une lecture originale en bien des points, mais dont certaines ouvertures ne débouchent sur rien.
China Miéville sur Tête de lecture
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The City & The City (The City and The City, 2010), China Miéville traduit de l’anglais par Nathalie Mège, Fleuve Noir, novembre 2011, 390 pages, 20€