L’art de pleurer en choeur de Erling Jepsen

L'art de pleurer en choeurLe moins que l’on puisse dire est que ce roman est vraiment déroutant. On se demande, tout au long de la lecture, à quel degré on doit le prendre, si on doit rire ou s’indigner. C’est danois, comme Lars von Trier (expérience troublante, déjà, avec L’Hôpital et ses fantômes), et c’est dérangeant.

Le jeune narrateur a onze ans, il vit dans le Jutland, autant dire le fin fond du Danemark. Les parents sont épiciers, il a un grand frère étudiant et une grande soeur, Sanne. Parfois papa se fâche après maman et dort sur le canapé. Alors Sanne s’allonge près de lui. Il va mieux après, Sanne un peu moins bien. Il faut dire que les talents de papa ne sont pas reconnus, la concurrence est rude avec l’épicier Frisk qui a agrandi son magasin, et le boucher Budde qui n’hésite pas à mettre des coups de pied au cul de papa, pour l’humilier.

Pourtant papa a le pouvoir des mots : à chaque enterrement, il fait de superbes oraisons funèbres, dont l’impact est encore plus fort quand son petit garçon lui prend la main au bord de la fosse. Leur numéro est bien rôdé, et dans les jours qui suivent, les clients affluent au magasin. Il y a bien des ragots sur la façon dont les enfants sont traités, mais bon, chacun chez soi, ils sont en bonne santé après tout.

Mais le petit narrateur a bientôt l’idée d’accélérer la cadence des enterrements, en précipitant la mort d’êtres proches de papa pour qu’il soit encore plus triste et que ses discours soient encore meilleurs. Il confie son idée à sa sœur, et voilà que la tante et la grand-mère qui meurent…. et Sanne qui doit être enfermée, elle est folle dit-on, elle raconte n’importe quoi sur papa, le pauvre, il le vit vraiment très mal…

A ce stade-là, on se dit que l’auteur n’y est pas allé de main morte. Chez nous, les romans qui dénoncent l’inceste sont graves, aussi tragiques que le crime dont ils parlent. Ici, le ton est parfois comique car jamais l’auteur ne s’éloigne de son parti pris, la naïveté : il raconte les événements tels que cet enfant les voit, les comprend, les ressent, lui qui admire son père, ce héros…

Derrière la naïveté des propos, le lecteur comprend petit à petit, et l’effet n’est pas moindre qu’un roman ouvertement à charge, c’est le ton qui l’est. Il est extrêmement déstabilisant de ne pas savoir si on doit sourire ou grimacer en lisant ça :

Ma mère m’a raconté un fois que quand elle était enfant, elle avait rentré la main dans pas mal de porcs. Quand un bébé cochon restait coincé dans la truie, et que la truie avait mal au ventre, on allait chercher ma mère. La main de maman était si étroite, qu’elle pouvait la rentrer dans la truie, elle pouvait même y entrer tout le bras. Et elle n’avait pas peur de le faire, contrairement aux autres enfants. Il suffisait qu’un adulte tienne l’animal, elle lui rentrait tranquillement deux doigts dans la zézette, et puis toute la main, et plus si nécessaire, et elle retournait le petit emmerdeur. Comme ça, la mise-bas pouvait continuer, les autres cochons pouvaient sortir, et on économisait le vétérinaire.

Ça n’est pas le genre de livre qui laisse indifférent, ni de ceux qu’on oublie rapidement. Pendant ma lecture, j’ai pensé à un autre roman danois tout aussi déstabilisant, Rien de Janne Teller, et je me suis dit qu’il fallait que je continue avec ces auteurs aussi imprévisibles.

L’art de pleurer en choeur

Erling Jepsen traduit par Caroline Berg
Sabine Wespieser, 2010
ISBN : 978-2-84805-082-9 – 312 pages – 23 €

Kunsten at graede i kor, parution au Danemark : 2002

33 commentaires sur “L’art de pleurer en choeur de Erling Jepsen

  1. C’est vrai que cette manière de présenter les choses est très loin de la nôtre mais comme tu le dis, le propos ne porte pas moins. Tu m’as intriguée avec ce billet et si ce livre croise ma route, je le prendrai…

  2. Euh… en effet, c’est particulier. mais j’ai tendance à te faire confiance, et à l’éditrice aussi… On verra si ma bibli se lance dans l’aventure…

  3. C’est plutôt surprenant, c’est sûr, mais je ne suis pas certaine de vouloir me lancer dans l’aventure pour le moment. Je joue la prudence et je vais attendre l’avis d’autres lectrices-cobayes 😉

  4. Eh bien dis donc, voilà encore un titre qui pourrait entrer dans mon challenge (rien que pour le mot choeur, certes). En effet, c’est une maison d’édition très intéressante…

  5. Il est sorti en poche et la suite vient d’être traduite mais je ne sais plus le titre. Ne passe pas à côté de Morten Ramsland et son réjouissant « Tête de chien » (Folio), un auteur danois qui demande à être connu.

  6. Cela semble très spécial… J’ai déjà un ou deux danois dans ma PAL avant, dont celui que cite Moustafette au-dessus ! 😉

  7. Le challenge, c’est celui que j’organise, sur des livres qui parlent de musique ou ont un mot musical dans le titre. Je vais donc y noter ce titre.

  8. J’aime les romans dérangeants… J’étais complètement passé à côté de celui là ! Et je n’avais pas entendu parler de « Rien » non plus. Je note donc, dans un coin de ma tête !

    1. Il faut changer d’angle de vue je crois avec ce genre de livre, un peu comme pour les romans asiatiques (que je ne parviens pas à lire pour ma part) : cet humour-là est vraiment spécial.

  9. je note, naturligvis…
    tu parles que je veux le lire ! un auteur danois, que je ne connais pas…
    je veux le lire, je veux le lire, je veux le lire, je veux le lire, je veux le lire, je veux le lire

  10. L’extrait est effectivement bien bien glauque…. Je ne sais pas si j’arriverai à lire un livre comme ça ! Mais c’est vrai que les éditions Wiespeser ont souvent des auteurs de qualité et assez peu connus

  11. Je ne connais aucun des deux auteurs que tu cites.
    De la littérature qui déstabilise ? qui surprend ? voilà un billet qui est plus que tentant !

  12. C’est vrai que les faits sont terriblement noirs et racontés par un enfant doivent le paraître encore plus, style humour noir! Par contre l’extrait que tu cites ne me choque pas. Certes la manière de raconter est maladroite (on sent bien que c’est un enfant qui parle) mais le fait lui-même, une naissance, n’est pas choquant. A la campagne c’est une scène courante et ma propre fille quand elle était dans sa phase « véto » a souvent aidé à « accoucher » des chèvres. Et c’est un acte très gratifiant d’aider à donner la vie, fût-ce chez un animal!

    1. C’est mon âme de citadine, née les deux pieds dans le béton et qui aime les odeurs d’échappement qui parle : même sur papier, cette scène-là m’écœure… C’est la vie certes, mais le bras entier dans la truie très peu pour moi… J’aime la ville et tout ce qui va avec, je ne supporte pas la campagne plus de… trois jours… mais bien sûr, je comprends tout à fait qu’elle puisse avoir ses charmes.

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