Au lieu-dit Noir-Etang de Thomas H. Cook

Non loin de Boston, à la fin des années 1920, débarque dans une petite ville sans histoires Mlle Channing, la nouvelle professeur d’arts plastiques de Chatham School. C’est là qu’étudie Henry, le narrateur adolescent, fils du directeur de l’école. Elle est logée dans un cottage isolé, au lieu-dit Noir-Etang. Non loin de là vit aussi M. Reed, professeur également, marié et père d’une petite fille. Chaque matin et chaque soir, ils font ensemble le trajet vers leur commun établissement.

Pour le jeune Henry, l’arrivée de Mlle Channing est un événement, une ouverture vers des possibilités insoupçonnées. La jeune femme a été élevée par son père en Afrique après la mort de sa mère et selon des principes tout à fait différents de ceux suivis à Chatham. La liberté, l’épanouissement personnel, l’ouverture d’esprit étaient privilégiés. Dès lors que se noue une relation particulière entre Mlle Channing et M. Reed, Henry les imagine en amants malheureux et tourmentés, à l’image de personnages de romans. Témoin privilégié de leur relation, sans en connaître la nature profonde, il les estime victimes de la mentalité fermée de Chatham qui ne parle que de devoir, de loyauté, d’honnêteté. Il imagine pour eux un destin romantique, M. Reed emportant Mlle Channing sur son bateau, larguant tout pour vivre le grand amour ; il aide dès lors Mr Reed à construire ledit bateau.

Thomas H. Cook choisit de construire son suspens sur des flash back. Dès le départ, le lecteur sait qu’il est arrivé un drame terrible à Chatham, qui a entrainé la fermeture de l’établissement, mais surtout causé plusieurs morts. Reste à savoir qui et comment. Henry, devenu vieux et resté célibataire, révèle peu à peu les étapes du procès de Mlle Channing et évoque ses souvenirs de cette époque lointaine. Petit à petit, les relations entre les protagonistes se mettent en place, avec pour seul point de vue celui du jeune homme devenu vieux.

Ce procédé entraine de très nombreuses formulations du type : « aujourd’hui, en me remémorant… » et surtout « il ne pouvait imaginer à quel point la suite des événements le contredirait ». Ce genre de prolepses sert traditionnellement le suspens, laissant entrevoir une petite partie de l’avenir, forcément dramatique que le présent de narration porte en germe. On le trouve en fin de chapitre dans les mauvais thrillers pour faire rebondir l’action. Curieusement dans ce roman, Thomas H.Cook qui est à mes yeux un grand du suspens psychologique, fait un emploi plus qu’extravagant de ce procédé. Plusieurs fois par chapitre, il promet à ses protagonistes un avenir funeste, afin d’appâter le lecteur. La répétition du procédé finit par être malheureusement très lourde, c’est étonnant.

Ceci dit, si Au lieu-dit Noir-Etang vient d’être traduit en français, il est antérieur dans sa rédaction d’une dizaine d’années aux romans traduits juste avant qui ont apporté la célébrité en France à cet auteur qui est traduit depuis longtemps mais dont la reconnaissance en France n’allait pas au-delà d’un certain cercle d’amateurs. Les liens du sang date aux Etats-Unis de 2007 et Les leçons du Mal de 2008. Je ne m’étonne donc pas de trouver Au lieu-dit Noir-Etang plus maladroit.

C’est cependant l’unique reproche que je formulerai à l’encontre de ce roman qui se révèle par ailleurs passionnant à bien des égards. Car rien n’est assené, pas de morale ni de critique sociale. Grâce à la voix d’Henry, le lecteur comprend que le jeune adolescent se sente à l’étroit, qu’il en aille même jusqu’à mépriser son père et ses petits projets pour une petite vie. Comment ne pas approuver le romanesque, l’amour triomphant des contraintes sociales ringardes ? C’est pourquoi quand Henry comprend que la loyauté et la dignité sont aussi des buts qu’il n’est pas toujours facile d’atteindre dans la vie, le lecteur n’est prêt à lui faire aucun reproche. C’est la complexité de la vie que Thomas H. Cook transcrit ici, la réalité des sentiments et des pulsions ou rien n’est bien ou mal car pour juger, les principes ne servent à rien, il faut prendre en compte les individus. La bonne société de Chatham a condamné Mlle Channing parce qu’elle était jeune, libre et différente. Parce qu’elle ne laissait aucun homme indifférent, même par ce bon Arthur Griswald, le père d’Henry. Le bouc émissaire idéal pour ceux qui cherchent des remparts contre les « funestes désordres du cœur ». Au final pourtant, l’exaltation de l’adolescent se révèlera plus funeste que les plus stricts principes.

Thomas H. Cook sur Tête de lecture
 
Au lieu-dit Noir-Etang

Thomas H. Cook traduit de l’anglais par Philippe Loubat-Delranc
Seuil (Policiers), 2012
ISBN  : 978-2021047868 – 355 pages – 19.80 €

The Chatham School Affair, parution aux Etats-Unis : 1996

30 commentaires sur “Au lieu-dit Noir-Etang de Thomas H. Cook

    1. Je ne connais pas celui que tu cites. Au lieu-dit Noir-Etang a beaucoup de qualités, les personnages sont intéressants, le contexte social aussi et la meilleure idée est je crois de faire raconter cette histoire du point de vue du jeune homme. Le hic, c’est que devenu vieux, il en a tiré des leçons que Cook ne peut s’empêcher de souligner et resouligner jusqu’à outrance à mon goût.

  1. je vais noter ce livre , je suppose que je vais le trouver en bibliothèque, mais je comprends trop bien ta réserve. Je n’aime pas beaucoup les procédés de « mise en attente » de l’intérêt du lecteur.
    Ce que tu en dis donne très envie
    Luocine

    1. Une ficelle employée une fois, deux fois, ça va. Au bout de trois, je commence à m’agacer et à dix, je suis à deux doigts de passer le livre par la fenêtre. Si je ne l’ai pas fait, c’est que par ailleurs, il y a beaucoup de bonnes choses dans ce livre. Et d’ailleurs, j’ai lu plusieurs billets sur ce livre et personne ne se plaint jamais du procédé… tous les billets sont élogieux.

  2. oui, ys, tu as tout à fait raison de souligner ce trait stylistique redondant, mais je pense qu’il est entièrement voulu par Thomas H. Cook (on se doute bien qu’un écrivain de sa trempe n’emploie pas ce genre de tournures par hasard…), pour souligner le côté obsessionnel de l’histoire et surtout de Henry, dont toute la vie a été remplie de ce drame…maintenant, en effet, le procédé agace, ou non…pour ma part il ne m’a absolument pas gênée, le lisant comme un simple effet de style…mais quel bon souvenir de lecture!!!!

    1. Je pense que d’ici quelques temps, j’aurai oublié ce défaut pour ne plus me souvenir que de cette bonne histoire et de l’ambiance très réussie.

  3. Thomass H cook a l’air de bien aimer les milieux universitaires comme lieu de roman, ce qui n’est pas pour me déplaire ! J’ai l’impression qu’il reprend certains thèmes des leçons du mal, non ? bon, il ne me reste plus qu’à lire ces romans…

    1. La construction est la même, mais plus subtilement maîtrisée. Et oui, le milieu enseignant est encore à l’honneur ici, mais sans le racisme ancestral du Sud.

    1. C’est vrai, mais celui-ci n’est pas vraiment historique, l’époque n’est pas si lointaine et l’accent n’est pas mis sur une époque, plutôt des mentalités.

  4. On m’a déjà recommandé ce roman comme étant une petite merveille !! Tu sembles plus modérée mais avec avis favorable tout de même … alors, je note !

  5. Les feuilles mortes ne m’avaient pas fait une si grande impression mais je vais laisser une nouvelle chance à cet auteur qui plaît tant avec Mémoire assassine.

    1. Tous les titres ne sont forcément pas égaux, par exemple celui-ci me semble moins maîtrisé que les deux précédents que j’ai lus, mais on reste quand même dans le vraiment bon. Alors oui, essaie un autre titre.

    1. C’est ton billet sur ce livre qui me l’a fait noter. Depuis, j’ai lu plusieurs Cook, mais curieusement, pas celui-là. Ça viendra…

  6. Je viens de le terminer et j’ai passé un très bon moment de lecture. L’atmosphère du roman est assez envoutante et les personnages ont une ambiguité psychologique qui m’a séduite. Henry est tout particulièrement réussi …Non vraiment un bon roman !!

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