A moi seul bien des personnages de John Irving

Ceux qui aiment les romans de John Irving ne seront pas déçus par A moi seul bien des personnages qui regroupe bien des thèmes chers à ce romancier tant apprécié. L’identité sexuelle trouble, l’adolescence, la tolérance, le père absent, Vienne, Shakespeare (mais très peu d’ours)… des figures et des lieux familiers, mais avant tout un ton qui emporte dès les premières pages.

Billy est élève à First Sister, Vermont. Il est adolescent dans les années 50, fils d’un père dont il ne sait rien et d’une mère souffleuse de théâtre. Théâtre amateur, celui de la First Sister Academy qui ne jure que par Shakespeare. L’établissement n’étant pas mixte, des hommes ou jeunes garçons doivent jouer les rôles féminins, et c’est donc sur scène que Billy, narrateur de cette histoire, donnera le meilleur de lui-même. Comme son grand-père Harry qui brûle les planches dès qu’il s’habille en femme.

Très tôt Billy sait qu’il n’est pas homosexuel car il se sent à la fois attiré par Miss Frost, la bibliothécaire qui lui fait découvrir la littérature et par des hommes, dans un premier temps Richard Abbott qui deviendra son (jeune) beau-père et finira par l’adopter, puis par un camarade, l’arrogant Kittredge. On apprendra tout au long du livre, théâtre à l’appui, qu’il faut se méfier des apparences, surtout des apparences sexuelles. Il faut dire que Billy a des antécédents hors normes, transgenres : un grand-père travesti, un père homosexuel, une mère attirée par les très jeunes hommes, un oncle…, une tante…, et des amis bien sûr tout aussi indécis, beaucoup d’amis (trop peut-être) « en questionnement » comme on dira plus tard.

John Irving  choisit un Billy devenu vieux pour raconter essentiellement son adolescence, globalement de façon chronologique. Il passe ensuite aux années quatre-vingt qui égraineront les pertes funèbres dues au sida. Une vie au sein d’une minorité, voire même d’une minorité au sein d’une minorité : un bisexuel, pas un homo, donc suspect aux yeux des hétéros et des homos. Une vie dans les marges, et donc de questionnements (Billy fait-il une erreur d’aiguillage amoureux ?) et comme toujours chez Irving une grande ouverture d’esprit.

Sans oublier l’humour à tous les coins de pages, une certaine loufoquerie même et une grande empathie pour ces personnages qu’il est à lui seul, ce John Irving. Rien que la famille de Billy, cabossée à souhait, vaut d’être rencontrée par les excès qu’elle incarne. Le grand-père est savoureux, mais l’oncle aussi, cet ivrogne, la cousine lesbienne, la tante à la fameuse poitrine. Les pièces de Shakespeare exacerbent leurs tensions qu’ils mettent en scène aux yeux de tous. Ah le grand-père jouant une des filles du roi Lear !

John Irving n’hésite pas à employer un vocabulaire très cru et décrit explicitement certaines pratiques et préférences homosexuelles. C’est qu’il est ici question de sexe et pas d’autre chose, il faut donc à un moment tomber les masques, être crédible jusqu’au bout. Et même si le livre se termine de nos jours, sur le mariage homosexuel, il se clôt cependant sur des vociférations : « Vous êtes contre nature, vous n’êtes pas normal ! ». Bienvenue dans le monde réel…

Alors malgré l’accumulation  de personnages hors norme, on se laisse emporter par tous ces gens, si loin de nous et pourtant si proches par leur humanité. John Irving fait nôtres, le temps de quelques pages, les interrogations et les peines d’un bisexuel. On partage ses tourments et ses joies, et au final on ne peut être que déçu de ne jamais rencontrer Billy, Miss Frost et Kittredge. Mais allez savoir, on les a peut-être déjà croisés, les apparences sont tellement trompeuses…

John Irving sur Tête de lecture.

 

A moi seul bien des personnages

John Irving traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot
Seuil, 2013
ISBN : 978-2-02-108439-9 – 470 pages – 21 €

In One Person, parution aux Etats-Unis : 2012

 

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59 commentaires sur “A moi seul bien des personnages de John Irving

  1. Je suis une fan de Irving, déçue par son dernier roman, abandonné avant la page 100 d’ailleurs, mais pour celui ci je renouerais bien avec mes premières amours… quand il reviendra à la bibli…

    1. Au bout d’un moment, l’accumulation de femmes-hommes et d’hommes-femmes m’a un peu fait tiquer, voilà pourquoi ce livre n’est pas complètement un coup de cœur, à l’inverse de quasi tous les romans d’Irving que j’ai lus.

  2. Celui là je l’ai noté, j’ai une relation un peu intermittente avec Irving mais j’ai entendu une émission de radio sur ce roman qui donnait absolument envie de le lire, j’ai tellement aimé l’oeuvre de Dieu que je crains toujours d’être déçue

    1. Si l’émission c’était « L’Humeur vagabonde », je l’ai écoutée aussi. Comme toujours, Kathleen Evin fait merveille pour interviewer les auteurs américains : elle est pertinente et fine, elle les laisse s’exprimer et pose des questions originales. Je l’apprécie beaucoup.

  3. J’en conclus que tu n’es pas d’accord avec la critique que tu as dû lire dans le dernier « Magazine littéraire » (celui sur les romancières anglaises) …

    1. Cet article comporte certains points gênants. D’abord, le narrateur de ce roman ne nait pas « dans les années 50 » mais en 1942 (« j’étais né à First Sister, Vermont, en mars 42 » page16). Ensuite, l’adjectif accolé à la mention du mot « bibliothécaire » est tout simplement une honte : il ôte le plaisir de la découverte aux lecteurs, et je ne vois pas pourquoi cet Hubert Prolongeau se permet de ruiner ainsi une partie du mystère du livre.
      Ce critique semble avoir été gêné par la crudité du propos, ça n’est pas mon cas. Ce qui m’a gênée, c’est l’accumulation : au bout d’un moment, j’avais envie qu’Irving ne fasse par d’un tel une telle et d’une telle un tel… ou bien de tel autre un(e) homosexuel(le). Le systématisme ruine le propos, à mes yeux.
      Mais la vivacité des personnages, l’aisance narrative et l’humour sont toujours là, pour le meilleur.

  4. En tous les cas, tu en parles très bien. Je n’ai lu que « la petite amie imaginaire » de Irving, mais celui-là me tente particulièrement surtout si Shakespeare surgit de temps à autre.

    1. Je crois que pour retrouver ce plaisir-là, je vais en relire certains. Comme je les ai lus il y a au moins vingt ans, j’ai oublié les intrigues, et ça fera comme une nouvelle lecture.

    1. Pis que pendre, vraiment ? Ce n’est certainement pas son meilleur roman, mais un petit John Irving est de toute façon quand même grand 🙂

  5. De lui, j’ai lu Une veuve papier et j’avais apprécié l’univers qu’il a su tisser. C’est un roman qui se lit aisément. J’ai l’impression que celui que tu présentes est du même acabit.

  6. Ton billet me donne rudement envie de découvrir cet auteur que – shame on me ! – je n’ai jamais lu. Mais peut-être pas par ce roman-ci. Lequel me conseillerais-tu pour commencer ?

    1. Sans hésitation : Le monde selon Garp. Il est vrai que je l’ai lu il y a plus de vingt ans mais certaines scènes sont restées gravées, notamment celle dans une voiture (tu verras, elle ouvre le roman, tu ne l’oublieras pas). C’est un roman que je relirai sans crainte du temps qui passe, pour lui comme pour moi, sans m’inquiéter du fait que je suis devenue une lectrice plus exigeante.

  7. Irving a fait partie de mes plaisirs de lecture et…. je l’ai un peu oublié , tu me le remets en mémoire alors pourquoi pas? mais un petit rien me retient , un petit rien exprimé par les autres commentaires « la peur d’être déçue »? , mais bon , l’important c’est qu’il est revenu dans ma mémoire et mes envies
    Luocine

    1. Peut-être la crainte de confronter de bons souvenirs à la réalité de son écriture… il n’y a pas grand-chose à craindre, c’est toujours John Irving.

  8. c’était mon premier contact avec cet auteur, et j’ai tout simplement adoré. je vois dans le fil des coms que tu as été un peu gênée par « l’accumulation » des figures « sexuellement différentes », tu n’as pas tort, mais ce roman n’étant qu’un vaste théâtre, on ne peut s’étonner d’une distribution des rôles totalement orientée… 😉

  9. oui si on compare à L’oeuvre… bien sûr… mais celui-ci j’ai envie de le lire ! Tout le monde veut le dernier Irving en bibli, voilà pourquoi je ne me suis pas jetée dessus mais à force d’entendre des jolies choses sur ce roman, j’ai été titillée.

    1. Oui, la persévérance paie toujours 😉 Et il est vrai qu’il ne faudrait pas toujours comparer les livres entre eux, les laisser vivre leur vie…

  10. La première partie du roman m’a paru assez longue et puis tout à coup ce fut le coup de coeur, je n’ai plus réussi à le lâcher et j’y ai retrouvé tout ce que j’aime tant chez John Irving !!

  11. Malgré ton enthousiasme, je ne suis pas certaine de relire Irving (dont je n’ai lu que « Garp ») avec ce livre. Je suis toujours surprise de remarquer à quel point il suscite des avis tranchés entre ceux qui le vénèrent et ceux qui crient à l’imposture.

    1. L’oeuvre de Dieu, la part du Diable ne suscite pas d’avis tranchés : tout le monde l’aime ! Lis donc celui-là, tu ne seras pas déçue.

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