Le titre Prague fatale pourrait laisser penser que Bernie Gunther, l’enquêteur de Philip Kerr, se trouve mêlé à l’attentat qui coûta la vie à Reinhard Heydrich en mai 1942. C’est cependant quelques mois avant qu’il est appelé au château de Jungfern-Breschan pour devenir le garde du corps du Reichsprotektor de Bohême-Moravie. Il y aura un meurtre au château et Gunther devra donc aussi se faire détective. Il est de plus en plus difficile pour lui qui déteste les nazis de ne pas s’impliquer dans le régime.
Philip Kerr ne fait pas que mettre en scène un roman policier dans un nid de nazis. Avec subtilité, il met en place les éléments qui ont amené Heydrich à imaginer les chambres à gaz, c’est-à-dire la solution finale et définitive au problème juif.
Quand s’ouvre Prague fatale, Bernie Gunther n’est pas loin d’en finir avec la vie. Il revient du front russe où, on le comprend petit à petit, il a côtoyé de très près ces commandos chargés des « opérations d’évacuation et de repeuplement » : les Einsatzgruppen. A-t-il exécuté des Juifs à l’arme à feu ? A-t-il participé à ce que les historiens appellent l’holocauste par balles ? Rien n’est décrit dans le roman mais tout se comprend (pour en savoir plus sur sur ces « groupes d’intervention », on peut regarder Einsatzgruppen : les bourreaux de l’extermination). A Jungfern-Breschan, c’est un membre des Einsatzgruppen qui est assassiné, par ailleurs quatrième assistant de Heydrich. Ses proches ont pu remarquer que depuis son retour du front de l’Est, il est déprimé et n’arrive pas à dormir.
On serait pour le moins perturbé d’avoir commis de tels actes. Ni la victime ni Gunther ne parlent de ce qu’ils ont fait en Russie pour la bonne raison que personne ne les croirait. On commence pourtant à parler dans la population allemande et même à s’indigner. C’est pour ça qu’il faut trouver une solution plus radicale, plus efficace et plus discrète au problème juif : ménager l’opinion publique et surtout ces braves soldats allemands qui n’en peuvent plus de tuer des Juifs à la chaîne et de sang froid (on estime qu’ils ont fait 1 500 000 victimes)…
Les opérations d’évacuation et de repeuplement nécessitent une nouvelle approche. Le problème juif, une solution différente. Une solution meilleure. Ce que j’ai expliqué à Heydrich. Nous avons besoin de quelque chose qui tienne compte de l’humanité des hommes à qui nous demandons d’effectuer ces actions spéciales.
Juste avant d’être assassiné, Reinhard Heydrich qui apprécie ses soldats, va donc trouver une solution à leur répugnance envers l’assassinat de masse, la solution finale.
La victime n’est pas le personnage le plus important de Prague fatale au sens où son passé sur le front de l’Est n’est qu’un élément parmi d’autres. Plus important est le fait qu’il était homosexuel, secrètement bien sûr. Pour les nazis réunis par Heydrich, c’est absolument intolérable, d’autant plus qu’il est impossible de distinguer les homosexuels des gens « normaux »… Un peu comme les Juifs qui se voient alors contraints de porter une étoile jaune pour qu’on les reconnaisse… Comme le dit Gunther, c’est bien le problème : qu’on ne puisse pas reconnaître à l’œil nu les Juifs et les homosexuels, à croire qu’ils seraient des êtres humains comme les autres…
A l’intrigue centrale se greffent d’autres lignes narratives tout aussi maîtrisées : la traque d’un résistant tchèque, Vaclav Moravek (le dernier des « Trois Rois ») et un réseau d’espionnage au sein même du gratin nazi réuni par Heydrich. Espionnage et Seconde Guerre mondiale, et pour que le « film noir » soit parfait, il faut aussi une femme fatale, Arianne Tauber, entraineuse dans un club de Berlin. Elle se fait agresser un soir dans une rue et Gunther prend sa défense, mettant en fuite son agresseur. Il la raccompagne chez elle et de fil en aiguille…
Philip Kerr manie en maître les matériaux historique et romanesque. Le personnage complexe de Bernie Gunther est toujours plus passionnant et surtout atypique. Intelligent et cynique, il doit frayer dans les eaux très troubles des hauts dirigeants nazis sans y laisser son âme. Un vrai parcours du combattant…
Philip Kerr sur Tête de lecture
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Prague fatale
Philip Kerr traduit de l’anglais par Philippe Bonnet
Le Livre de Poche (n°33659), 2015
ISBN : 978-2-253-00041-9 – 563 pages – 8,10 €
Prague fatale, parution en Grande-Bretagne : 2011
Il va vraiment falloir que j’attaque cet auteur! Mais j’ai tant de retard… Faut-il lire dans l’ordre ou au hasard? Quel est le ‘meilleur’?
La chronologie de cette série est un peu complexe vu que Philp Kerr ne suit pas la chronologie des faits. Voici ci-dessous lister les différents volumes : la première date est celle de parution en Grande-Bretagne, la seconde celle où se passe l’action. Je me demande comment il fait pour s’en sortir, il doit avoir une mémoire d’éléphant…
1989 : L’Été de cristal – se déroule en 1936
1990 : La Pâle Figure – se déroule en 1938
1991 : Un requiem allemand – se déroule en 1947-48
2006 : La Mort, entre autres – se déroule en 1949
2008 : Une douce flamme – se déroule en 1950
2009 : Hôtel Adlon – se déroule en 1934 et 1954
2010 : Vert-de-gris – se déroule en 1954
2011 : Prague fatale – se déroule en 1941
2013 : Les Ombres de Katyn – se déroule en 1943
2015 : La Dame de Zagreb – se déroule en 1942
2016 : Les Pièges de l’exil – se déroule en 1956
Les trois premiers titres forment « La trilogie berlinoise » que j’ai commencée mais qui m’a ennuyée et du coup, j’avais laissé tomber la série. Que j’ai reprise avec le brillant Les ombres de Katyn car le sujet m’intéressait.
Il n’est pas très gênant de ne pas suivre la chronologie des faits, même si en lisant Prague fatale, je comprends que Gunther a déjà rencontré Heydrich et que c’es pour ça qu’il l’appelle ici dan son château pragois pour en faire son garde du corps puis son détective.
Bon, je vais voir en fonction des biblis et des mes centres d’intérêt!
Merci de la réponse!
J’ai aussi commencé par la Trilogie berlinoise, mais ensuite je les ai tous lus en suivant l’ordre de l’action, c’est quand même mieux je trouve !
Gros coup de cœur donc pour cette série; Avec un ou deux volumes un peu moins bons, notamment le tout dernier (Les pièges de l’exil)…
Et l’an dernier je suis allée à Berlin en ayant l’impression de reconnaître cette ville… grâce à Philip Kerr ! (l’émotion en se retrouvant devant l’Hôtel Adlon !!!)
Je n’en ai lu qu’un « Vert de gris » qui se situe chronologiquement après celui-ci ; Bernie a connu l’exil et est emprisonné et questionné par différents services secrets. J’avais surtout apprécié le contexte historique. Le personnage m’a laissée perplexe. Je m’étais dit qu’il aurait mieux valu commencer dans l’ordre.
J’avais beaucoup aimé ce roman que j’ai même trouvé drôle parfois. Un écrivain que je ne fréquente pas assez, c’est une erreur…
Un auteur et un personnage dont je me suis un peu lassée, à tord.