L’Événement d’Annie Ernaux

Ma première tentative pour lire Annie Ernaux s’est soldée par un échec. Pourtant, j’étais bien disposée. Étudiante en espagnol (les études de lettres viendront après), je devais choisir une option en dehors de mon cursus. Beaucoup choisissaient sport ou théâtre. J’ai opté pour « L’autobiographie aujourd’hui » et je ne l’ai jamais regretté. C’est sans aucun doute le cours qui m’a le plus marquée et dont j’ai le plus vif souvenir (et pourtant, j’ai poursuivi ensuite des études pendant près de dix ans). Il faut dire qu’il était proposé par Philippe Lejeune, alors Monsieur Autobiographie. Le genre de prof qu’on écoute passionnément, sans noter grand-chose (malheureusement).

Je me souviens d’avoir confectionné une revue de presse relative à l’autobiographie. L’exercice n’était alors pas aussi simple qu’aujourd’hui puisqu’Internet n’existait pas. Oui, c’était il y a longtemps. Mais je me pliais avec joie à l’exercice tant il me plaisait déjà de lire sur les livres.

Et donc, Annie Ernaux. La Place était bien sûr l’objet de toute l’admiration de Philippe Lejeune ainsi que Les Mots de Jean-Paul Sartre et Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. C’est donc avec une confiance absolue que je décidai de me plonger dans ces trois ouvrages. Jean-Jacques passa en premier : quel bonheur ! Je m’enthousiasmai outre mesure pour cette verve, ce style et cette mauvaise foi.

Je ne conseillerais à personne de lire Annie Ernaux après Jean-Jacques Rousseau, non vraiment. Une chape de plomb s’est abattue sur mon enthousiasme et il me faut aujourd’hui avouer que je n’ai pas terminé La Place. Pour moi, c’en était fini d’Annie Ernaux.

Puis trente années ont passé, trente années durant lesquelles je n’ai jamais eu envie de retenter l’expérience. Et voilà qu’aujourd’hui, Annie Ernaux obtient le prix Nobel. Certes, à l’instar de Bob Dylan… mais enfin, peut-être serais-je aujourd’hui plus en phase avec ses écrits. Me voilà donc lisant L’Événement qui s’inscrit lui aussi dans le registre chape de plomb.

L’Événement n’est pas un roman puisqu’il relate l’avortement d’Annie Ernaux. Jeune étudiante en 1963, elle décide de ne pas garder le fruit de quelques heures de sexe avec un jeune homme de sa connaissance. Elle n’en parle pas à ses parents qui verraient en cette grossesse non voulue la ruine de tous leurs espoirs. Alors que la jeune Annie parvient à aller à l’université, l’avortement serait une faillite sociale. C’est donc quasi seule qu’elle cherche d’abord un médecin puis quelqu’un pour la débarrasser de ce qui croît dans son ventre et sera bientôt un enfant.

Aucun médecin ne souhaite l’aider. La jeune femme doit donc chercher de l’aide auprès d’autres femmes qui ont avorté dans l’illégalité, au risque de leur vie.

Annie Ernaux écrit près de quarante ans après les faits, s’appuyant sur sa mémoire, un vieil agenda et un journal intime. Tout au long de ce récit, elle explique sa démarche d’écrivain, sa volonté de s’immerger à nouveau dans cette période. Elle souhaite restituer au mieux son état d’esprit de l’époque :

Je sens que le récit m’entraîne et impose, à mon insu, un sens, celui du malheur en marche inéluctablement. Je m’oblige à résister au désir de dévaler les jours et les semaines, tâchant de conserver par tous les moyens – la recherche et la notation des détails, l’emploi de l’imparfait, l’analyse des faits – l’interminable lenteur d’un temps qui s’épaississait sans avancer, comme celui des rêves.

Je retrouve dans ce texte ce qui m’avait déplu lors de ma première tentative pour lire Annie Ernaux. Ce récit d’une expérience aussi tragique que l’avortement est extrêmement froid, dénué de sentiments. Il est avant tout factuel et cette absence d’émotions me garde à distance. Annie Ernaux s’en explique :

En écrivant, je dois parfois résister au lyrisme de la colère ou de la douleur. Je ne veux pas faire dans ce texte ce que je n’ai pas fait dans la vie à ce moment-là, ou si peu, crier et pleurer. Seulement rester au plus près de la sensation d’un cours étale du malheur…

La femme n’a pas changé, elle demeure réservée, peut-être introvertie. C’est le genre de personnalité que j’ai du mal à saisir à la lecture tant elle me semble étrange. Ce que j’aime moi, c’est la littérature psychologique, celle qui décortique l’âme et le coeur.

Ce que je comprends très bien à l’inverse, c’est la nécessité d’écrire et de rendre public un épisode aussi intime. Annie Ernaux en éprouve de la fierté, c’est une victoire pour elle et toutes les femmes qui luttent pour que leur corps leur appartienne. Je n’ai jamais avorté mais j’ai été touchée par ce texte. Non pas émue car une telle froideur narrative ne m’émeut pas, mais touchée physiquement.

Je ne deviendrai pas une inconditionnelle d’Annie Ernaux car je crois que trop de choses me séparent d’elle. L’avortement, le féminisme, l’auscultation sociologique ne m’intéressent pas plus que la vie d’Annie Ernaux. Ces pages froides ne me procurent aucune satisfaction littéraire ou intellectuelle. Je pense comprendre l’intention, constater sa mise en mots mais je n’apprécie pas. Un prix Nobel n’y changera rien.

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L’Événement

Annie Ernaux
Gallimard (Folio n°3556), 2001
ISBN : 9782070419234 – 144 pages – 6.60 €

32 commentaires sur “L’Événement d’Annie Ernaux

  1. J’aime bien ton cheminement..; je ne me suis pas précipitée récemment sur ses écrits, j’avais aimé moyennement celui sur les supermarchés, un peu à l’extérieur de ses écrits habituels, soit.
    Les mots, j’avais aimé cette surprise là, et je vais noter ces Confessions, alors? ^_^

  2. J’avais aimé « la place » mais évidemment je n’avais pas eu à le comparer à Jean Jacques Rousseau. Je trouve que cette auteure décrit très bien le changement de statut social grâce aux études.
    Ton billet est très intéressant .

    1. Je suis d’accord. Je crois que cette histoire de statut social est son grand sujet (ou un de ses grands sujets) sur lequel elle revient de livre en livre. Du coup, si ce problème n’en est pas un pour le lecteur, c’est assez difficile de s’en imaginer l’ampleur et l’importance.

  3. Je n’ai jamais été très attirée non plus par les livres d’Annie Ernaux. Et puis, comme tu le dis, il y a eu le prix Nobel, et je commençais à me dire que j’avais peut-être tort de passer à côté de cette autrice. Ton billet m’incite à attendre encore un peu avant de la lire.

  4. Philippe Lejeune ! La chance ! C’est en le lisant que j’ai eu envie de lire certains écrits autobiographiques (alors plutôt Stendhal et Sarraute ici). Pour Ernaux, je crois que les premiers textes (La Place, Les Années, La Ferme gelée) m’intéressent plus (sans que je sois très touchée). Je retiens surtout le travail sur les mots et la langue.

  5. Annie Ernaux ça passe ou ça casse … en ce qui me concerne ça passe. Même génération (à quelques années près) même région (Rouen-Yvetot 20 kms) même classe populaire (pire pour moi, monde ouvrier, moins « noble » que commerçant). J’ai tellement retrouvé d’impressions et de similitudes dans ses livres. Je n’ai pas voulu lire l’évènement, j’ai connu ça aussi, pas pour moi, mais je pense à une de mes amies très proche qui a vécu un avortement clandestin, infection, hôpital où elle a été traitée comme du bétail, il n’y a pas d’autre mot. Quand je pense à elle je m’étouffe encore de rage cinquante ans après. Toutefois, je l’ai acheté il y a six mois, j’arriverai peut-être un jour à le lire. Ceci dit, je n’aime pas tout ce qu’elle a écrit et je suis gênée aussi par sa froideur, mais je comprends sa démarche.

    1. Eh bien tu vois, j’aurais voulu lire de cette rage qui te secoue encore alors que tu n’étais toi-même pas concernée. La froideur de ce récit me tient à distance. Et je comprends que quand on a des points communs avec un auteur, la distance s’amenuise et on fait fi de certains aspects.

  6. Je te rejoins depuis le début de ta chronique ( ayant eu le même enseignant que toi, en littérature et en autobiographie :-)). J’ai lu Annie Ernaux, pour découvrir, avec La place. Ce fut comme une lecture scolaire, intéressante pour le social. Puis lecture de Passion simple pour élargir l’horizon, apprécié, voilà. Je me sou liens de ces lectures mais pas comme de la littérature, plutôt comme des témoignages. Pas envie d’en connaître plus.

  7. J’ai lu et aimé La honte et Mémoire de fille, j’ai apprécié la démarche, la recherche par exemple du vocabulaire entendu dans son enfance, la sobriété de l’écriture et la restitution des années 50 (que j’ai peu connues, mais entendu raconter par ma famille !).

  8. Eh bien moi j’ai adoré La place, que j’ai trouvé très touchant malgré l’extrême sobriété du style, mais c’est peut-être en effet parce que comme Aifelle, je m’y suis un peu retrouvée. En revanche, j’ai eu du mal avec Passion simple, et je ne me souviens plus du titre, mais j’ai abandonné un autre de ses textes après une quinzaine de pages, très gênée par la sensation de lire quelque chose d’à la fois très intime mais par lequel je ne me sentais vraiment pas concernée. Et Les années est excellent, je confirme, en effet une manière complètement originale d’aborder l’autobiographie, j’avais adoré aussi !

    1. Les Années est paru bien après mon cours avec Philippe Lejeune, sinon, il aurait certainement conseillé ce titre qui aborde l’autobiographie de façon originale. Vous êtes deux à le conseiller, me voilà plus qu’intriguée.

  9. Sa volonté de rester factuelle est très analytique parce que lorsqu’on décrit les faits et non notre ressenti, nos dires sont alors incontestables. Son recul et son regard porté sur une situation intime vécue, regard comme à distance, aident à atteindre l’universalité de son propos. Celui-ci ne devient plus son témoignage mais celui d’une femme de son époque. En procédant ainsi, elle m’a aidée à m’immerger totalement dans ce qu’elle a vécu, grâce à cette forme de dépersonnalisation. L’événement est pour moi un immense livre.

    1. Merci pour cette analyse. Pour ma part, je ne trouve pas qu’elle parvienne à dépersonnaliser son propos. Son sujet est l’avortement, mais sous l’angle du changement de classe, de cette ascension qui l’obsède comme si elle n’était pas méritée ou qu’elle était fautive. C’est essentiellement ce prisme social qui me gène, je crois.

      1. Je comprends ce que tu dis. Tu mets l’accent sur un élément qui m’a énormément attirée dans l’oeuvre globale d’Annie Ernaux, celui du conflit de loyauté envers sa classe sociale, envers ses parents (non pas du point de vue affectif mais du pont de vie sociologique). Je comprends la distorsion qui s’opère en elle, ayant reçu et étant élevée avec des codes et des référentiels sociaux et devant changer de représentation avec son statut de transfuge de classe. Pour ma part, ce discours-là me parle toujours autant. Je comprends son sentiment de déphasage, celui de parfois ne pas se permettre de céder à des envies onéreuses parce que justement elles sont onéreuses et en décalage avec le niveau de vie qu’elle a connu petite. Par contre, là où je la rejoins le moins, c’est le déphasage culturel, parce que j’ai toujours sublimé l’intelligence du coeur qui, elle, ne s’apprend pas forcément dans les livres et que tout être empathique possède.

  10. La place m’avait particulièrement touché et me reste encore aujourd’hui en mémoire. Sûrement parce que, comme Aifelle et Ingannmic, je viens d’un milieu modeste où j’étais un peu l’exception, la première de la génération « post ouvrière » à entrer à la fac, où j’ai découvert entre autres, les travaux de Lejeune … Ensuite, j’avais lu La femme gelée, certaine d’y retrouver le même plaisir « en miroir ». Mais pas du tout, pour gelée, j’ai été gelée … Depuis, je regarde passer ses titres sans grand intérêt, le prisme social, soit, mais à petite dose !

    1. A lire vos commentaires, je pense qu’on apprécie d’autant mieux Annie Ernaux qu’on a vécu une expérience similaire. C’est un peu le contraire d’un écrivain universel à mon sens…

  11. Ton article est très intéressant, ton cheminement, ton ressenti… Je n’ai toujours pas lu Annie Ernaux, mais je souhaite essayer même si je fuis, en général, les écrits autobiographiques.

  12. ah tiens, je me retrouve bien dans ce que tu dis, je n’ai fait qu’une ou deux tentatives mais je n’ai vraiment pas accroché. Avec ce prix, je me dis qu’il faudrait que je retente l’expérience…

  13. Elle fait partie des romancières que j’admire. Justement, j’adore ce style froid, son féminisme et son discours social. J’en ai lu 5 ou 6 de ses récits et je vais continuer 🙂

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