Printemps silencieux de Rachel Carson

Paru en 1962, Printemps silencieux est considéré comme le premier manifeste écologiste. Peu importe qu’il y en ait eu d’autres avant, ce qui compte c’est sa force. Tout ce que ce texte déplore est encore à déplorer aujourd’hui. Pour autant, il n’a pas été inutile puisqu’il a travaillé à l’interdiction du DDT. D’autres produits chimiques l’ont remplacé depuis, c’est pourquoi il n’est jamais trop tard pour lire ce texte.

Depuis la révolution industrielle et surtout depuis l’avènement de la société de consommation, l’action des hommes altère la nature qui l’entoure. La plus grave de ces altérations est la contamination de l’atmosphère, du sol, des rivières et de la mer par des substances dangereuses, parfois mortelles. Créées pour tuer nuisibles, elles sont non sélectives. Dans cette guerre, la nature n’a pas le temps de s’adapter, d’assimiler les produits fabriqués : elle s’empoisonne et ce faisant empoisonne les animaux et les humains. Il s’agit là d’un empoisonnement à longue échelle puisqu’il s’attaque aux cellules mais aussi aux gènes, à ce qui fait l’identité des êtres vivants.

Les ennuis sont apparus avec l’intensification de l’agriculture – lorsqu’on a commencé à consacrer d’immenses superficies à une seule récolte.

La monoculture intensive a été conçue par des ingénieurs et des chimistes, pas par des paysans. Et les produits toxiques sont entre les mains de lobbies industriels que personne ne contrôle, qui ont tous les droits et ne connaissent pas la toxicité des produits ou préfèrent l’ignorer pour gagner plus d’argent.

Les herbicides chimiques sont de jolis jouets tout neufs ; leurs effets sont spectaculaires ; ils donnent à qui les emploie l’étourdissante impression de régenter la nature ; quant à leurs conséquences lointaines, il est aisé d’en faire fi, comme si elles n’avaient de réalité que dans l’imagination des pessimistes. 

Ils ne se posent aucune question sur les effets de ces poisons sur le sol, l’eau, les animaux, les plantes, l’homme. Des milliards de créatures vivantes subissent sans leur consentement les effets dévastateurs des pesticides. Les agriculteurs dans leurs champs mais aussi les consommateurs qui dans leur lutte contre les rats ou les moustiques ont accès sans explications à une armada de poisons dont les nuisibles ne sont pas les seules victimes.

À l’époque aux Etats Unis, les pesticides étaient répandus par avion et tombaient indistinctement sur les insectes, les hommes, les femmes et les enfants. Les mères de famille les balayaient sur le seuil de leur porte…

Vous avez bien raison de courir Mr Thornhill…

Le ministère de l’Agriculture lui, balayait les rapports envoyés par les associations de protection de la nature, les services officiels de protection de la faune et de la flore ou les entomologistes rendant compte de la disparition quasi totale d’espèces animales.

Selon la philosophie qui semble maintenant guider nos destinées, rien ne doit barrer le chemin aux hommes armés du pulvérisateur. Les victimes collatérales de leur croisade contre les insectes n’ont aucune importance ; si des rouges-gorges, des faisans, des ratons laveurs, des chats ou même des bœufs se trouvent habiter le même coin de terre que l’insecte pourchassé et sont pris sous l’averse insecticide, personne de doit protester.

Quand l’indifférence gouvernementale se double de cynisme, elle devrait valoir destitution.

En 1959, dans l’espoir peut-être de calmer les personnes de plus en plus nombreuses que mécontentait l’opération Fourmis [éradication chimique des fourmis de l’Amazone dont les nid de 30 cm gênent les machines agricoles], le ministère a offert de fournir l’insecticide gratuitement aux propriétaires du Texas qui accepteraient de renoncer à tout recours contre l’État en cas d’accident.

Rachel Carson explique très bien la compromission du milieu scientifique :

En 1960, 2 % seulement de nos entomologistes dits « économistes » s’occupaient des méthodes insecticides biologiques ; la plupart des autres se consacraient à des recherches sur les pesticides chimiques. Le fait semble étrange, mais s’explique aisément. Les grandes sociétés de produits chimiques subventionnent abondamment les recherches sur les insecticides dans les universités ; il en résulte des bourses agréables pour les étudiants, et des postes intéressants dans les laboratoires. Personne, au contraire, ne fournit d’argent pour améliorer des méthodes biologiques qui n’offrent pas les fortunes promises par l’industrie chimique.

Il ne faut donc pas compter sur eux pour chercher des méthodes alternatives de lutte contre les nuisibles. Il en existe pourtant et les méthodes biologiques ont montré leur supériorité sur les offensives chimiques : elles sont meilleur marché, leurs effets sont durables, et elles ne laissent pas de résidus toxiques. Mais voilà, elles ne font pas gagner d’argent aux grands groupes chimiques et vont à l’encontre d’une agriculture intensive.

Aujourd’hui rien n’a changé. Pesticides, engrais et autres produits chimiques ont le vent en poupe et signent l’effondrement de la biodiversité et du vivant. L’Agence Européenne de l’Environnement publie ce 26 avril une note sur l’impact des pesticides en Europe sur la santé et les écosystèmes et dénonce un système agricole européen toujours plus dépendant des pesticides pour maintenir les rendements des cultures. Si depuis dix ans, les ventes de pesticides sont restées relativement stables, les plus fortes augmentations ont été enregistrées en Allemagne et en France.

La qualité de ce qu’on mange n’est plus une priorité pour un grand nombre de personnes. Mieux vaut un abonnement Netflix que quelques centimes de plus sur n’importe quel produit alimentaire de consommation courante. La société du divertissement a asservi les humains et pris le pas sur la réflexion. Heureusement, on peut encore lire des textes comme Printemps silencieux dont l’intemporelle actualité devrait nous inquiéter. Mais on n’a pas le temps, il faut regarder un nouvel épisode…

 

Printemps silencieux

Rachel Carson traduite de l’anglais (américain) par Jean-François Gravand et Baptiste Lanaspèze
Wild Project, 2009
ISBN : 978-2-918-490-999 – 342 pages – 12 €

Silent Spring, édition originale : 1962

 

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22 commentaires sur “Printemps silencieux de Rachel Carson

  1. Ben oui… Tout était dit, rien ou presque n’a changé.
    De toute façon, on sait quoi faire des pesticides interdits:
    « C’est une pratique qualifiée d’« odieuse » par les Nations unies, mais que la France et les pays européens ont décidément du mal à arrêter : l’exportation de pesticides dont l’usage est interdit dans l’Union européenne (UE) en raison de leur dangerosité pour la santé ou pour l’environnement.

    Pionnière, la France est devenue, le 1er janvier 2022, le premier pays à prohiber ce commerce controversé depuis son territoire. Pourtant, près d’un an après l’entrée en vigueur de la loi, elle continue à exporter massivement des pesticides interdits. Entre janvier et septembre, plus de 7 400 tonnes de substances ultratoxiques ont été acheminées principalement vers le Brésil mais également en Ukraine, en Russie, au Mexique, en Inde ou en Algérie. »

  2. J’ai vu ce livre chez Keisha, il y a une quinzaine de jours. C’est un texte nécessaire. Quand on pense que Rachel Carson avait déjà tout compris ! Je ne sais pas si c’est un hasard du calendrier mais on commémorait la mort de l’autrice, le 14 avril dernier.

  3. Tout comme toi, j’en entends parler depuis longtemps sans le lire. Je franchirai sûrement le pas prochainement, même si cela risque d’alimenter ma légère éco-anxiété…

  4. Ga me déchire le coeur de voir que l’argent prime sur tout autre considération et que l’état marche de pait avec ces crimes contre l’humanité et la terre.

    1. Quelques-uns sans doute sont passés de la conscience écologique à l’action, mais je pense bien trop peu. C’est leur tour de mordre dans le gâteau : ils n’ont pas envie de se priver, comment pourrions-nous les blâmer…

  5. Je ne l’ai pas lu à sa sortie, mais je la connaissais de nom et j’avais entendu parler d’elle à la radio. J’ai déjà dû le dire, mais je fréquentais à l’époque des milieux végétariens où tout cela était déjà discuté, mais c’était juste des huluberlus (disait la société …). Je voudrais me procurer son dernier livre aussi, assez différent je crois « le sens de la merveille ».

  6. Je sais que je ne lirai pas ce titre, malgré mon intérêt pour le sujet, parce que je n’arrive pas à lire les essais. Mais je lis des articles et écoute des podcasts … Le constat est amer et les forces de résistance au changement de vision semblent parfois inamovibles !
    Pour rebondir sur ce que dit Aifelle, pour certains, être végétarien est toujours quelque peu huluberlu et je me lasse parfois de répondre à des remarques étonnées du type « mais comment tu fais pour les protéines ? » ou  » tu n’en as pas assez de te restreindre ? »

    1. Pareil. Pas plus tard qu’il y a trois jours, j’ai renoncé (par politesse) à argumenter avec une vieille dame (qui m’invitait à sa table) qui m’expliquait que la terre avait toujours connu des périodes de refroidissement puis de réchauffement et que les animaux d’élevage de toute façon naissaient pour être mangés… tant de bêtise et d’aveuglement… tant d’assimilation du discours ambiant… c’est affligeant…

  7. Un livre magistral dont vous parlez très bien. Je me permets de vous signaler, de Rachel Carson, toujours, Le sens de la merveille, qui est tout aussi fort.
    Bonheur du Jour

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