La malchimie de Gisèle Bienne

Gabrielle la narratrice, double de l’auteur, raconte la maladie de son frère Sylvain, ouvrier agricole empoisonné aux produits phytosanitaires. Il souffre d’une leucémie aiguë. Toute sa vie, il a travaillé dans les champs de l’Aube, département où il se vend le plus de pesticides en France. Comme tant d’autres, il a cru au miracle productiviste et obéi aux instances gouvernementales. Sans se poser de questions ni se protéger, il a manié des produits toxiques. Ces produits qui tuent les nuisibles mais aussi la Terre et les hommes.

« Traiter », il a commencé jeune. On traite contre les maladies, pour les rendements, la propreté. On traite dans la plaine de façon préventive, curative, et intensive toujours. On traite, c’est radical et ça rapporte. Les engrais, les produits phytosanitaires, la terre absorbe tout cela.

Quand ces produits ont débarqué, ils étaient miraculeux. Ils étaient le progrès, de la nourriture pour tous, la fin de la misère pour les agriculteurs. Ils se sont révélés être la fin des agriculteurs tout court. Le prétexte ? Nourrir l’humanité. Dans les faits, il s’agit pour les firmes qui fabriquent ces poisons de gagner toujours plus d’argent.

Car les firmes sont aussi mensonges et trahisons. Elles promettaient des lendemains qui chantent, à manger pour tout le monde, du travail moins pénible. Les agriculteurs respectaient les ingénieurs, des savants somme toute, ils avaient confiance. Mais les scientifiques hier comme aujourd’hui ne sont pas moins corrompus que les autres : si on les paient, ils sont prêts à promettre n’importe quoi.

La publicité que Monsanto a organisée autour du Roundup relève du conte de fées. Une voix douce, féminine, enveloppante, voix de sirène, le présente comme un produit aux mille vertus, presque entièrement biodégradable et ami de la nature.

Ils peuvent tout acheter, experts, avocats, politiques. Chez eux, ça fonctionne en vase clos, c’est « Secret-défense ».

La narratrice évoque brièvement le passé de ces firmes, les Bayer et autres Monsanto qui ont permis le gaz moutarde, le zyklon B, l’agent orange, c’est-à-dire de devenir plus riche en tuant plus massivement et efficacement. Aujourd’hui les terres agricoles sont mortes elles aussi, elles ne produisent plus que grâce à encore plus d’engrais et de pesticides. Elles sont « sous médicaments ». Et plus on met d’engrais et de pesticides, plus on est subventionné. Les politiques agricoles sont toutes pensées à courte vue pour que des actionnaires empochent des dividendes et que les puissants (politiques, industriels) se maintiennent au pouvoir. Le bien public n’est pas une valeur qui rapporte, alors mourrez brave gens !

Ces firmes sont des ogres qui nous bouffent autant qu’ils nous mentent. Monsanto, c’est le mensonge américain dans toute son arrogance.

Les plus cyniques se protègent comme ils peuvent, en continuant à empoisonner les autres. Ainsi, comme il ne faut pas traiter ses vignes en combinaison spéciale et masqué, sous peine de faire fuir le client, le viticulteur préfère ne boire que très rarement le champagne qu’il produit. De même l’agriculteur produit des oignons pour les vendre mais, il achète en bio ceux qu’il mange.

La Mutualité sociale agricole ne reconnaît pas ces maladies issues des traitements comme maladies professionnelles. Car reconnaître le cancer comme maladie professionnelle serait reconnaître les produits phytosanitaires (qui soignent donc…) comme cancérogènes. Alors on fait l’autruche. Qui sait si ces gens n’auraient pas développé leurs cancers tout en étant coiffeurs, chauffeurs routiers ou plombiers ? Il faut prouver le lien entre le travail et la maladie. Cette technique procède du même déni que pour la Terre elle-même. On ne change rien, le but est toujours productiviste, la croissance avant tout.

Et on contourne encore AUJOURD’HUI en France les interdictions aux pesticides promulguées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire française. Ainsi on pourra encore utiliser de la phosphine… mais pas à destination des Français, qu’on se rassure, juste pour les céréales envoyées en Afrique… Parce qu’encore et toujours, il s’agit de vendre et de rendre les autres pays dépendants.

Mais je m’égare… car La malchimie est un texte qui met en rage. Il décrit la souffrance d’un homme qui espère bien qu’il se meurt, qui a toujours obéi, bien fait son travail et ne comprend pas comment il en est arrivé là. C’est aussi la souffrance d’une sœur qui se remémore leur enfance commune, leurs jeux, leurs joies de vivre dans la nature, celle d’avant les produits, d’avant la mondialisation, d’avant la perte de tout au profit d’une société d’argent et de consommation. Elle est impuissante, ne peut qu’être près de lui, pour lui parler. Et écrire aussi. Elle écrit pour « ouvrir à des personnes extérieures la porte des chambres stériles, celle du pavillon des leucémiques » pour expliquer « pourquoi ils sont là, ces malades des pesticides, tout le monde ne le sait pas ».

La malchimie ne fait donc pas que dénoncer l’agrobusiness. Gisèle Bienne décrit le sort des malades en unité stérile. Elle rapporte la froideur du médecin qui annonce que tous les traitements sont terminés car il n’y a plus rien à faire. Elle souligne notre ambivalence face à la chimie : « Mon frère […] est passé de la chimie des champs à celle de l’hôpital ». Après l’avoir détruit, elle doit le sauver. Mais à l’évidence, la chimie détruit plus efficacement qu’elle ne sauve… Enfin, elle exprime aussi le chagrin d’une sœur impuissante qui voit mourir son frère.

Voilà pourtant des décennies qu’on a sonné la sonnette d’alarme, mais les lanceurs d’alerte comme Rachel Carson dans Printemps silencieux ne sont qu’oiseaux de mauvais augure, des éco-terroristes parmi d’autres…

 

La malchimie

Gisèle Bienne
Actes Sud (Un endroit où aller), 2019
ISBN : 978-2-330-11860-0 – 256 pages – 22 €

 

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16 commentaires sur “La malchimie de Gisèle Bienne

  1. Haaaaaaaaaaaaaaaa! J’ai emprunté ce livre ‘d’instinct’ à la bibli (dans romans, en fait) et je l’ai dévoré (dans le train!) d’un seul coup. Merci d’en parler, franchement ce livre est clair et excellent.
    Les bourdons qui vont de fleur en fleur dans mon jardin te disent bonjour. ^_^

  2. Il faut que je me remette à jour avec cette auteure que j’adore mais ai négligée ces dernières années. Merci pour ce retour salutaire et rudement tentant.

  3. Je crois avoir entendu la soeur à la radio, dans un Interception (France-Inter) où la situation de son frère était en effet bien expliquée. Ça m’intéresse, mais je suis à un seuil de colère tellement élevé en ce moment, qu’il vaut peut-être mieux attendre un peu que la pression redescende.

  4. Et certains de ces poisons sont encore utilisés aujourd’hui ! Par chez moi, je vois que les agriculteurs sèment de l’engrais vert en automne, ce qui est très bien, mais au printemps, ils pulvérisent tout pour faire mourir l’engrais vert ! Incroyable !

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