
Bien étrange histoire que celle de Latour, Honfleurais d’origine, meurtrier et célèbre valet du divin marquis. Né du viol de sa grotesque mère, Latour grandit dans son unique giron d’usurière. Laid à faire peur, haï de tous, l’enfant commence très tôt à martyriser les animaux. Arracher, démembrer, torturer : tels sont les plaisirs d’un homme hors du commun, d’un homme qui ne peut pas souffrir et qui fut le valet de Sade (au moins le temps d’un roman…).
D’abord élève d’un taxidermiste, il apprend à dépecer pour mieux conserver. Puis sa mère décédant d’une fièvre fulgurante, il se persuade qu’elle a été empoisonnée par des créanciers parisiens dont il a trouvé une liste de noms. Il a désormais un but dans la vie : tuer ces huit inconnus les uns après les autres.
Il se rend donc à la capitale, et devient l’élève de Rouchefoucault, un anatomiste réputé, qui partage avec lui dissections et secrets. Avec l’anatomiste, il espère localiser le centre de la douleur car leurs nombreuses expériences leur permettent de faire considérablement progresser la science nouvelle de la craniologie :
… dans la partie postérieure du cerveau se trouvaient les instincts et les inclinations, tandis que les sentiments les plus nobles se trouvaient au sommet. Les organes de la connaissance eux, logeaient dans la partie antérieure de la tête. […] d’un organe relevait chaque caractère humain, comme la raison ou la maladie de la possession, de la même manière que du coeur ou du poumons relevaient d’autres fonctions.
Mais c’est avec ses propres pratiques d’assassin que Latour forge son grand oeuvre d’homme de science : il tue méthodiquement les membres de sa liste, et d’autres personnes au besoin, prélevant toujours leur crane pour une analyse poussée de leur cerveau. Le mode opératoire est à ce point toujours identique qu’il met la puce à l’oreille d’un certain Ramon, opiniâtre et besogneux officier de police.
Ce n’est qu’à la page 136 qu’appairait le divin marquis annoncé par le titre français. Latour devient donc son valet et tous deux vont explorer les confins de la perversion et de la souffrance.
La cruauté était devenue invraisemblable et je compris alors que ce n’était pas la jouissance de ces actes que mon maître avait essayé de décrire. Mais bien la solitude. Le désert de la solitude, le vide de la geôle. Certes, ses récits traitent de la souffrance. Mais la souffrance physique est la seule preuve que la solitude n’est pas absolue.
On comprendra certainement que Nikolaj Frobenius ne nous livre pas le simple récit des quelques atrocités commises par un monstre littéralement insensible. Il va plus loin dans sa recherche de l’humain, dotant Latour d’un mysticisme macabre et d’un désir de connaissances propre au siècle des Lumières. Et, à l’image d’un Süskind auquel on pense immédiatement, l’auteur sait rendre avec verve et conviction, l’ébullition intellectuelle de l’époque, la misère des bas-fonds et la langue chatoyante d’une période où l’ombre et la lumière partageaient la société des hommes.
Alors bien sûr, le texte n’est pas exempt de scènes clairement perverses, de séances de tortures et de considérations éminemment discutables. Mais comme beaucoup de tueur en série, le valet de Sade exerce sur le lecteur une fascination morbide, entretenue par la personnalité de Sade, cet étrange aristocrate dont on ne sait si on aimerait ou non l’avoir connu. Un génie trouble qui prend son valet pour double, pour correcteur et quasi éditeur de ses oeuvres.
Un livre dans lequel on plonge avec enthousiasme ou dont on s’éloigne avec répulsion.
Nikolaj Frobenius sur Tête de lecture
Le valet de Sade
Nikolaj Frobenius traduit du norvégien par Vincent Fournier
Actes Sud, Babel, 2000
ISBN : 2-7427-2652-7 – 270 pages – 7,50 €
Latours Katalog, publication en Norvège : 1996