Heimska. La Stupidité de Eiríkur Örn Norddahl

La précédente dystopie islandaise qu’il nous a été possible de lire nous est parvenue avec bien du retard : LoveStar d’Andri Snaer Magnason  fut traduite en français en 2015, treize ans après sa parution en Islande. Heimska. La Stupidité est bien plus frais en écriture mais traite lui aussi de la société hyperconnectée.  Il faut croire que ces technologies censées nous rapprocher inquiètent particulièrement ces lointains Européens insulaires.

Eiríkur Örn Norddahl évoque un futur proche, la surVeillance, dans lequel le voyeurisme actuel est devenu une évidence sociale : les caméras sont partout et suivent les citoyens jusque dans leur plus stricte intimité. Comprenez aux toilettes, dans la salle de bain et au lit. Les ébats des uns et des autres sont filmés, avec leur consentement, et diffusés en continu quelque part sur le net.
On peut regarder, ou pas. On peut se lasser aussi car la vie sexuelle de Catherine M. ou de Laurent P. ne s’avère finalement pas si intéressante que ça. Le lecteur lui a déjà lu des histoires de populations hyperconnectées, il sait que c’est le Mal et espère qu’il ne s’agit pas d’une variation islandaise du thème.

On suit plus particulièrement un couple d’écrivains, Aki et Lenita. Ils étaient mariés, ne le sont plus mais sont toujours à s’épier pour mieux se faire souffrir, surtout et y compris dans leurs ébats par caméras interposées. Chacun bûche sur son prochain roman qui doit sortir à la rentrée littéraire d’automne (et on apprend donc incidemment que la rentrée littéraire n’est pas la spécificité française qu’on voudrait nous faire croire puisqu’il y en a aussi une en Islande…). Et là, patatra, voilà qu’ils ont écrit le même roman qui de surcroît porte le même titre : des deux côtés Ahmed raconte l’histoire d’un jeune musulman qui s’en va rejoindre les rangs des terroristes islamistes, via la Syrie. De là à comprendre qu’Aki et Lenita n’écrivent pas de romans mais pondent des produits dans l’air du temps formatés, il n’y a qu’un pas. Que l’on franchit facilement tant Eiríkur Örn Norddahl porte un œil acerbe et aiguisé sur le monde des lettres qu’il côtoie de l’intérieur.

Heimska n’est pas qu’une satire du monde éditorial et littéraire islandais. Car les coupures d’électricité se font chaque jour de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues. Quelques lentes minutes, tous ces gens se retrouvent livrés à eux-mêmes, désemparés et énervés. Le lecteur lui a déjà lu des histoires de black-out et espère qu’il ne s’agit pas d’une variation islandaise du thème… Et non. Car voilà que surgit un groupuscule aussi étudiant que terroriste qui envisage de faire péter le système, enfin, et quoi de plus radical et efficace que la coupure générale ?

Mais qui sont-ils et surtout quand opèrent-ils ? Tout à coup, le lecteur se rend compte qu’il s’est passé trois ans depuis la parution simultanée des deux Ahmed : trois ans, vraiment ? Mais où sont passées ces trois années ? Y aurait-il eu une subreptice accélération du temps ? C’est ce que semble signifier de nombreuses réflexions sur le temps.

L’existence du futur et du passé sont les seules choses permettant d’éviter que tout se produise en même temps et se confonde en une bouillie incompréhensible : le temps organise les événements en les disposant sur un axe linéaire ou un cercle afin de les justifier en vertu de lois de causalité destinées à nous empêcher de perdre la raison. En l’absence de futur, aucun événement ne saurait advenir. En l’absence de passé, rien n’arrive non plus. En l’absence de présent, aucun passé et aucun futur ne sauraient exister. Et sans le processus qui conduit du passé au futur en passant par le présent, aucune vision globale ne peut naître.

Les personnages de Heimska vivent plusieurs présents : le leur et celui des dizaines, centaines ou milliers gens qu’ils peuvent épier au même instant, l’instant présent. Mais nul ne peut vivre ainsi plusieurs présents sans perdre en cohérence. De même le lecteur perd pied quand Ahmed devient effectivement un personnage de la fiction que nous lisons et non plus un personnage de roman dans le roman : il y a des niveaux de narration comme il y a des espaces temporels et les transgresser rompt l’équilibre. Ainsi écrire une dystopie ne doit rien au hasard ni à l’exercice de style. Et pour écrire sur le terrorisme aujourd’hui, il ne suffit pas d’imaginer le parcours d’un jeune musulman parti pour la Syrie : il n’y aurait là que matière à prix littéraires et personnage de fiction.

L’avenir ne se résume pas à un néant abstrait que nous pouvons utiliser à notre guise pour alimenter des paraboles sur la décadence des sociétés humaines. L’avenir est une chose bien réelle.

Heimska. La Stupidité (Heimska, 2015), Eiríkur Örn Norddahl traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié (Bibliothèque nordique), janvier 2017, 156 pages, 17€

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