A la ligne de Joseph Ponthus

Je lis beaucoup sur la condition animale, sur l’élevage et le sort réservé aux vaches, aux moutons, aux poulets une fois franchies les portes de l’abattoir. Dans A la ligne de Joseph Pontus, il est aussi question d’industrie agroalimentaire et d’abattoir mais du point de vue des humains qui y travaillent.

Il s’agit d’un texte autobiographique. Au chômage, le narrateur âgé de quarante ans décide de pousser la porte d’une agence d’intérim qui l’accueille à bras ouverts. En Bretagne, les boulots de merde ne manquent pas dans l’agroalimentaire. Il commence dans un premier temps avec les crevettes, les poissons, juste péchés, surgelés, à cuire, à emballer. C’est fatigant mais le pire est à venir.

Le pire, c’est l’abattoir qui embauche sans cesse, 2/3 d’intérimaires qu’on peut appeler à n’importe quelle heure et dont on peut changer l’emploi du temps à la dernière minute. Ils disent toujours oui, ne se mettent pas en grève, travaillent le samedi matin pour 50 balles.

Les conditions de travail sont horribles, éreintantes, humiliantes. Certains passent leurs journées à tuer des centaines d’animaux. Le narrateur n’y a pas eu droit, mais le nettoyage de la tuerie n’est pas gai non plus. Cadences infernales, petits chefs à la con, tires-au-flanc, mais aussi l’humour, la solidarité ouvrière, le chien Pok Pok…

Joseph Ponthus n’est pas un ouvrier comme les autres (ah pardon, la langue faux-cul dit désormais « opérateur de production » ). Il a fait khâgne et hypokhâgne, il a été éducateur spécialisé en banlieue parisienne. Puis il a tout quitté par amour pour une femme, sa femme, et il est venu s’installer à Lorient. Où visiblement il n’y a pas de travail pour les travailleurs sociaux comme lui (bizarre quand même, la Bretagne a son lot de cassos).

Donc son récit (que j’ai écouté, je ne peux donc rendre compte de la forme sur le papier) est comme un long poème. C’est souvent drôle malgré la souffrance et surtout très référencé. On reconnaît de multiples citations et les allusions aux poètes et écrivains chers à l’auteur (Apollinaire, Céline, Dumas, Cendras…) sont nombreuses. Les chanteurs aussi (Trénet, Barbara…). Il a lu, il est gros de mots (comme on disait d’une femme enceinte qu’elle était « grosse ») et il doit écrire. Pour tenir, pour raconter, pour se faire porte-parole, lui qui a les mots.

Pendant quatre heures d’affilée, sans interruption, j’ai été happée par ce texte très fort, lu (ou plutôt habité) par l’excellent Jacques Bonnaffé qui lui donne un rythme quasi musical. La proximité est immédiate avec l’auteur même si on n’a jamais travaillé en l’usine.

Et puis ensuite, je me dis : mais pourquoi fait-il ça, pourquoi accepter ça ? Sa femme travaille, il n’est pas à la rue, il ne serait pas dans la misère sans ces missions d’intérim. Quel niveau de vie tient-il à préserver qui mérite de se tuer comme ça ? J’avoue avoir du mal à comprendre, mais je n’ai pas toutes les cartes pour connaître la situation matérielle et sociale de l’auteur.

Et puis aussi : ce texte qui dit la douleur du travail en abattoir, la déshumanisation, la peur du chômage…etc., ce texte empêchera-t-il quelqu’un de manger de la viande ? Qui se dira : « Je suis responsable de la souffrance de cet homme-là » ? Devant votre steak, vous direz-vous : pour cinq minutes de plaisir gustatif (ça c’est dans le meilleur des cas, si la viande est bonne), je ne peux pas cautionner tout ce système de merde, la pénibilité du travail des ouvriers d’abattoirs, la souffrance des animaux : j’arrête. Malgré tous les magnifiques mots écrits par Joseph Ponthus, malgré toutes les louanges et les prix reçus par ce livre, personne, j’en suis convaincue, personne ne changera quoi que ce soit. C’est beau un livre, mais ça ne change pas le monde, pas souvent. Celui qui a changé le mien s’appelle Défaite des maîtres et possesseurs, alors je sais que c’est possible, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un à qui ce soit arrivé aussi.

Après lecture, je me renseigne et découvre que A la ligne a décroché de très nombreux prix, qu’il n’y a pas de ponctuation (chacun des 66 chapitres est une plus ou moins courte strophe), que Joseph Ponthus était la révélation littéraire 2019 et qu’il est mort en 2021 d’un cancer.

 

A la ligne. Feuillets d’usine

Joseph Ponthus
La Table ronde, 2019
ISBN : 978-2-7103-8970-5 – 272 pages – 18 €

 

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29 commentaires sur “A la ligne de Joseph Ponthus

  1. J’ai été happée par cette lecture (papier) et le rythme des mots. Et bien sûr tout ce qu’il raconte. J’ai partagé tes interrogations à propos de ce qui pouvait bien le pousser à continuer, alors qu’il pouvait avoir d’autres choix ; comme tu le dis, nous n’avons pas toutes les cartes pour vraiment comprendre. Il aurait sans doute continué à écrire, mais voilà … En tout cas, une lecture qui ne s’oublie pas.

    1. Si tu l’as aimée, je te conseille d’écouter cette version lue par Jacques Bonnaffé, c’est vraiment une interprétation, une vitalité incroyable et surtout une poésie sublimée par cet acteur qui l’apprécie tant.

  2. Je pense que ce livre est un peu trop lourd à porter pour moi. Sinon, j’ai aussi un livre « fétiche » qui m’a permis de voir le monde autrement. Je tente depuis de m’améliorer. Ce n’est pas grand chose mais, je me plait à croire que si tout le monde s’y mettait un peu, ça pourrait changer les choses.

    1. Bien sûr, j’en suis persuadée moi aussi : une société, c’est un ensemble d’individus et chaque individu fait des choix.
      Mais dis-moi, c’est quoi ton livre fétiche (si ce n’est pas indiscret) ?

      1. Ce n’est pas un ouvrage récent. Il s’agit de « No logo » un essai de Naomie Klein qui m’a obligée à ouvrir les yeux. Le reste a fait son chemin.

  3. Je le lirai un jour. Ne serait-ce que pour la forme, qui est originale et aussi parce que j’ai fait de nombreux boulots de merde, mais que j’ai réussi à éviter l’usine…

    1. Tu sais quoi ? Mon fils travaille dans un abattoir breton… je sais, c’est dingue, je ne le dis à personne… Il est dans la logistique, l’approvisionnement alors pas de sang et de cadences de dingue. Mais avant d’occuper ce poste, il a fait tous les autres, pour s’approprier et connaître parfaitement la boîte. Et mon petite gars, il était bien content d’avoir bien travaillé à l’école et de ne pas avoir fait lettres comme sa mère et Joseph Ponthus…

      1. Ce n’était pas une critique, hein ? Mais bosser à la chaîne toute la journée, je sais que je n’aurai pas supporté (sans parler du bruit, des horaires décalés…) Mais je n’aurai pas aimé travailler dans le BTP non plus ! 😉 Si ton fils est bien dans son boulot, c’est le principal.

  4. J’avais beaucoup aimé ce livre que je n’aurais jamais pensé lire en audio, la forme écrite ici est une expérience de lecture véritablement originale, mais apparemment l’expérience audio est concluante.

    1. Oui, tout à fait. Tout au long de mon écoute, je ne savais pas du tout que ce texte avait une forma particulière et qu’il n’y avait pas de ponctuation : pour lire, Bonnaffé en invente bien sûr une (il faut bien respirer !).

  5. Malgré toutes ses qualités littéraires et humaines, j’avoue que ce livre a fini par m’agacer un peu … Je n’ai pas compris la position du narrateur qui tente de trouver un sens à son travail en usine, pour tenir le coup, cela se conçoit évidemment et les rappels réguliers de sa culture littéraire, comme pour marquer sa non appartenance au « monde ouvrier ». Ce hiatus m’a interrogée.

    1. J’imagine d’un côté qu’il souhaite montrer que la littérature aide à surmonter le pire et de l’autre participer au courant de la littérature ouvrière ou populaire au sens « du peuple », ce qui ne signifie pas forcément ignare… enfin j’imagine. Le décalage ne m’a pas gênée ni lassée. Comme je l’écris, ce qui me pose plus question c’est pourquoi il reste à l’usine. Je suis à peu près sûre qu’il aurait pu trouver un poste de prof et le secteur des soins à la personne engage à tour de bras ici, même si c’est aussi pénible parfois, ça l’est moins qu’un abattoir…

  6. Il faut que je le lise… J’imagine que l’on peut changer les lecteurs, mais pas sur tous les points… On va être plus sensible à certains messages, j’imagine.

  7. Qu’est ce que j’ai aimé ce livre ! Je l’ai adoré et offert au moins quatre fois. Et je regrette la disparition de son auteur syphoné par un cancer foudroyant. Sa voix manque et il a laissé une oeuvre magistrale qui est et sera un classique de notre ère contemporaine.

  8. Bonjour Sandrine, ce texte n’a pas plu à tout le monde mais personnellement, j’ai adoré ce récit hors norme qui sortait de l’ordinaire. Dommage que J. Ponthus nous ait quitté. Bonne soirée.

  9. J’avais été très marquée par ce livre si fort !! Il résonne avec le programme de mes élèves cette année qui doivent lire « la condition ouvrière » de Simone Weil, cette femme incroyable agrégée de philo qui est allée volontairement passer un an dans les usines pour comprendre la condition ouvrière de l’intérieur !

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