
En décembre 1919, Marcel Proust décroche le prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ça sonne un peu bizarre, Proust + Goncourt, non ? Proust c’est le sommet, parmi ce qui se fait de mieux en littérature française, la quintessence de la belle et bonne littérature et de l’art d’écrire… tandis que le Goncourt, c’est du commerce, de la magouille d’éditeurs et surtout des dizaines et des dizaines d’auteurs tombés dans l’oubli. Un pur esprit comme Proust, s’abaisser à côtoyer « l’idéal de médiocrité » qui caractérise le jury et ses lauréats ? Ce Parisien reclus qui vit dans le noir apprécierait-il de voir sa trombine dans le journal ? Eh bien oui. Clairement, le grand Proust devient le petit Marcel quand il grenouille pour obtenir ces suffrages qu’il apprécie démesurément.
Et il a dû en écrire des lettres le petit Marcel parce que ce n’était vraiment pas gagné. On le trouve trop vieux : le testament des Goncourt spécifie que le prix doit aller à un jeune talent et Proust a quarante-huit ans. On le trouve d’un autre temps : le monde décrit dans ce roman est celui du XIXe siècle, d’avant la Grande Guerre. Parlons-en de la guerre : Proust n’est pas un ancien combattant et il serait bon de donner le prix à un livre de guerre. Tiens, à Roland Dorgelès pour Les Croix de bois : exactement le livre qu’il faut ! Parce qu’au moins le livre du poilu Dorgelès n’est pas un énorme pensum ennuyeux à peine compréhensible, tant les phrases sont longues, et que personne ne lira.
Certains se plaignent d’un « flot inhabituel de racontars, de réflexions, d’observations et de puérilités », « de ce radotage des Danaïdes, de ces souvenirs de vie médiocre remâchés jusqu’à la nausée par des phrases de six lieues, collantes et fades comme du macaroni trop cuit ».
La guerre est déclarée entre Proust et Dorgelès, et c’est un bonheur d’assister aux combats. Car à l’époque, on savait s’invectiver avec classe, on avait l’insulte bien tournée. Proust décroche le Goncourt et Dorgelès le Femina (alors « Vie Heureuse »), un prix attribué par un jury de femmes (par 14 voix sur 19), autant dire de bien moindre valeur. Dorgelès l’a mauvaise mais un an plus tard, il se sera vendu 23 100 exemplaires de À l’ombre des jeunes filles en fleurs et 85 158 exemplaires des Croix de bois. Alors qui c’est qu’est content ? Dorgelès à l’époque bien sûr, et il ne manque pas une occasion de se vanter de ses tirages, mais aujourd’hui, l’ancien combattant est bel et bien enterré, comme tous les autres. Tandis que le petit Marcel…
Thierry Laget raconte l’avant et l’après attribution du Goncourt à Proust et l’émeute littéraire qui s’ensuivit. De nombreuses citations tirées de correspondances ou de journaux ponctuent chaque affirmation de l’auteur qui a fait un travail très méticuleux. Pour autant, Proust, prix Goncourt se lit sans qu’il soit nécessaire d’être un érudit. Quelques connaissances en histoire littéraire ne seront pas inutiles cependant pour l’apprécier pleinement.
J’ai particulièrement découvert que Proust était le grand ami de Léon Daudet, ce qui m’a beaucoup étonnée puisque Proust était juif (né d’une mère juive alsacienne) et que Daudet était l’un des chantres de l’Action française. Thierry Laget n’explique pas cette amitié paradoxale (ce n’est cependant pas le propos du livre). Je m’étonne aussi que parmi les tombereaux de critiques qui s’abattent sur Proust, aucune ne soit antisémite. Les antidreyfusards sont pourtant toujours là et quelques années avant ils ont été très virulents. Un texte qui, et c’est une bonne chose, me donne envie d’en lire d’autres pour mieux comprendre. En particulier Proust du côté juif d’Antoine Compagnon qui devrait éclairer ma lanterne.
Thierry Laget sur Tête de lecture
Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire
Thierry Laget
Gallimard, 2019
ISBN: 978-2-07-284678-6 – 262 pages – 19,50 €
C’est vrai ce que tu dis. À l’époque de l’affaire Dreyfus, Proust a littéralement fait du porte à porte pour la révision du procès (il savait ne pas être tiède) mais ça ne lui est pas trop retombé dessus à ce moment là. Un livre qui fait apparaître tout un monde !
C’est aussi ça que j’aime : c’était il y a 100 ans seulement mais les choses (les moeurs, le langage, la littérature elle-même) ont tellement changé…
Dans son oeuvre, on parle de l’affaire Dreyfus, et les personnages ne sont pas du même bord.
En tout cas, forcément, ce livre m’intéresse.
Il devrait te plaire.
Un régal ce billet , alors j’imagine le livre.
Un délice 🙂
Je me suis régalée avec l’exposition de la BNF, et du coup, j’ai la mémoire rafraichie sur ces épisodes, même si ce n’était pas un point central de l’exposition … Ce titre m’intéresse donc beaucoup, et puis, Les jeunes filles en fleur, c’est parfaitement compréhensible !
Pas vu cette expo BNF, c’est loin de la Bretagne (pourquoi ne fait-on pas voyager les expositions plutôt que les gens ?).
J’ai beaucoup aimé ce livre également, cette » promenade » dans les milieux littéraires d’époque où, comme tu l’écris on s’invectivait avec classe. J’aimerai beaucoup lire Le censeur de Baudelaire. Sur les amitiés ou haines d’écrivains, il y a les récits de Etienne Kern.
C’est Une histoire des haines d’écrivains, sans doute, ça semble en effet passionnant. J’aime beaucoup ce genre de textes qui désacralise tant les écrivains.
oh, clairement que ça me plairait !! C’est la première fois que j’entends parler de ce livre…
Je suis ravie de te le faire découvrir.
Je ne me suis jamais beaucoup questionnée sur le Goncourt de Proust, voilà qui pourrait éclairer ma lanterne. C’est vrai qu’on avait du style à l’époque pour s’insulter et se faire des coups bas.
Si tu aimes la petite histoire littéraire, ce livre te plaira certainement.
» Car à l’époque, on savait s’invectiver avec classe, on avait l’insulte bien tournée. » C’est tellement vrai ! Je crois que ce livre me plairait beaucoup.:)
On pouvait même se battre en duel pour une insulte littéraire !
Je note ce titre, et j’aurais voté Proust tant je n’avais pas aimé Dorgelès.