Au printemps des monstres de Philippe Jaenada

Après le cas Pauline Dubuisson puis celui d’Henri Girard, Philippe Jaenada sort à nouveau des archives une affaires classée, jugée, oubliée. En mai 1964, Luc Taron, onze ans est retrouvé assassiné dans un bois. Fait divers comme beaucoup d’autres, emporté par le temps et l’oubli même s’il a fait la une des journaux pendant des mois et même des années. L’affaire a été jugée sans que (quasi) personne ne remette en cause le verdict. Sauf Lucien Léger, l’accusé, mais ça, ça arrive…

Alors qu’on recherche l’assassin du petit Parisien, un inconnu envoie des messages à la presse, à la police, aux parents pour dire qu’il est l’Étrangleur (l’enfant n’est pourtant pas mort étranglé), l’assassin. Il nargue les médias avec ses messages écœurants qui insultent la douleur des parents éplorés. Il demeure introuvable, la police se change en bourrique. Jusqu’au jour où, un bon mois après le meurtre, il se laisse démasquer. Arrestation, jugement, quarante-et-un ans de prison. Oui, quarante-et-un ans : Lucien Léger fut longtemps le plus ancien prisonnier de France. Pourquoi ?

Jaenada déroule l’enquête, minutieusement comme toujours, c’est intéressant mais on sait que le plus intéressant reste avenir, l’après enquête, le pourquoi il s’intéresse à ce cas.

La deuxième partie s’ouvre, et c’est à nouveau furieusement passionnant. Parce qu’après s’être reconnu coupable du meurtre pendant un an, Lucien Léger revient sur ses aveux. Il déballe une histoire invraisemblable : il aurait endossé le crime, fait une promesse… mais il ne peut pas dire à qui. C’est cette histoire que Jaenada, aidé des archives (et du travail de Jean-Louis Ivani et Stéphane Troplain, auteurs de Le voleur de crimes en 2012, ainsi que de miss Wats) va démêler, éclaircir… ou opacifier, c’est selon.

C’est bien trop complexe pour que je tente d’expliquer les méandres de ce fait divers et de sa reconstitution (comme le dit la 4e de couverture : « C’est pas de la tarte à résumer, cette histoire ». Ce qui est formidable, époustouflant même c’est que Jaenada refait le portrait de tous les protagonistes et que tous, tous sont des monstres. Le « petit enquêteur sérieux » gratte la surface, dépolit le vernis médiatique tout à fait superficiel. Le « père éploré » est un fourbe sournois qui n’est sans doute pas étranger à la mort de son fils ; le « déporté résistant » est un furieux antisémite ; le gamin lui-même n’est qu’un petit merdeux… Les autres personnages sont à l’avenant et donnent envie de vomir. On suit les méandres de l’enquête, ce qu’on a caché, ce qu’on a sciemment négligé. On découvre Lucien Léger, le soi-disant assassin devenu prétendu assassin, sous un jour bien sur totalement différent. C’est passionnant. Oui je sais, je me répète.

Je suis admirative du travail accompli par Jaenada. Il a son os et il le ronge jusqu’au bout. C’est méticuleux, précis, exigeant, au final époustouflant. C’est complexe aussi, en raison des zones d’ombre qui persistent et de l’ampleur de la toile de fond.

Dans le magma en constante évolution de ce qu’a raconté Lucien (durant les dix ou douze premières années, ensuite ça s’est stabilisé jusqu’à sa mort), on peut, même si c’est souvent subjectif par obligation, dissocier quatre catégories dans ses déclarations : ce qui est vrai ; ce qui est peut-être vrai ; ce qui est faux mais qu’il croit vrai ; ce qui est faux et qu’il sait faux. Tout dépend, naturellement, de l’opinion de départ (ou plutôt d’arrivée) qu’on a de cette affaire. Pour ma part, après trois ans de recherches et de réflexion (dans la mesure de mes moyens), sept jours sur sept et cinquante-deux semaines par an, je pense qu’il est innocent.

Le meurtre de Luc Taron a semble-t-il impliqué un grand nombre de personnes dont Jaenada ne sait pas grand-chose. Il faut avouer que si on n’est pas 200 % attentif à toutes les pistes et tous les protagonistes, on peut être submergé (Jacques Boudot-Lamotte au fait, c’est qui ? et Régine Poncet ?… et la guerre froide, les espions russes, ah non, pas russes…). Mais au final, ça ne fait rien. On suit les sinueux méandres tracés par Jaenada, on a confiance. Après enquête basée sur les sources et non sur des ragots, il nous propose une version qui fait fi des idéologies haineuses, des manipulations médiatiques et policières pour scruter l’humain. Car des kilos de paperasse consultés, s’extraient des hommes et des femmes dans toute leur laideur, leur compromission, leur bassesse. Sauf Solange, fantasque Solange à laquelle Jaenada consacre une partie entière, parce qu’elle est un mystère, un rayon de soleil qu’on a enfermé chez les fous.

Je suis d’autant plus enthousiaste qu’aujourd’hui je gagne ma vie en écrivant des histoires, essentiellement sur des faits divers anciens et véridiques. Il s’agit de podcasts pour lesquels je rassemble de la documentation sur Internet qui me permet d’écrire un récit. Rien à voir avec un livre de 700 pages, malheureusement. Je rêve de consacrer deux ans de ma vie à un cas, d’aller fouiller les archives, les journaux, de me rendre sur les lieux pour traquer les ombres de ceux qui ont été. Historienne de formation, cette recherche-là me passionne. Mais surtout, plusieurs des recherches effectuées m’ont prouvé à quel point les médias mentent et manipulent l’opinion. Ils fabriquent des coupables, ruinent la vie des gens, et laissent sans scrupule dans la fange de leurs accusations des innocents passés par leurs mains. Les médias sont partisans, les médias répètent sans vérifier des affirmations tronquées ou mensongères. Les médias n’ont qu’un but : VENDRE. La vérité n’est pas ce qui importe. C’est écœurant et c’est plus que jamais le cas aujourd’hui. Je vomis certaines émissions de radio très populaires au cours desquelles le raconteur prend parti, ne donne qu’une version des faits, s’improvise juge et occulte sciemment les points de vue contraires au sien. C’est comme ça qu’on manipule les gens. Je trouve ça révoltant.

Je me calme pour saluer encore une fois le travail de Philippe Jaenada. Et pour répéter qu’en plus du fond, j’admire la forme, le style unique et reconnaissable entre mille de l’homme au sac matelot qui a arrêté de fumer (bravo!), s’est fait ouvrir le crâne pour en extraire une balle de ping-pong, a rongé son frein pendant le confinement et conduit une Jeep avec un plaisir qu’il tient à faire partager.

Philippe Jaenada sur Tête de lecture

 

Au printemps des monstres

Philippe Jaenana
Mialet Barrault, 2021
ISBN : 978-2-0802-3818-4 – 748 pages – 23 €

 

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35 commentaires sur “Au printemps des monstres de Philippe Jaenada

  1. Quel enthousiasme revigorant ! Bon, moi j’avoue que je l’ai trouvé un peu long, celui-là, voire un peu brouillon pour la partie « enquête » (même si j’ai bien compris, puisque Jaenada le dit lui lui-même, que cet aspect est lié au manque d’éléments concrets dont il dispose, mais à la fin, y a même plus d’os !).
    En revanche, j’ai encore une fois adoré ces digressions, apartés subjectifs, jeux de mots, auxquels il nous a accoutumés, et puis j’ai aimé sa manière de faire revivre l’époque, en regardant ce qui « entoure la forêt, (…) la justice, les médias, policiers, avocats » mais aussi « la foule, les passants, ceux qui agissent et observent » révélant des personnages secondaires parfois extraordinaires (comme cette incroyable Madame Détective). Et puis il y a dans ce récit une touche « modianesque », qui m’a aussi beaucoup plu.

    1. Ah oui, je n’ai pas parler de Madame Détective : quelle femme, la première et la seule à douter face à la vindicte et aux aveux même de Léger ! Je suis d’accord, cette affaire-là est complexe, plus complexe que les autres donc forcément, plus de suppositions, mais au final, ça ne fait rien ,j’aime quand même, grâce aussi à l’ambiance comme tu le dis.

    1. J’ai vu oui. Mais il est sorti un an après celui-là, ça m’a inquiété car ça implique une enquête très rapide. Du coup j’ai lu quelques comptes rendus ici et là qui estiment en général que Jaenada a travaillé cette fois trop vite et que le livre n’a pas la rigueur habituelle.

  2. Auteur toujours pas abordé, là, il est possible que tu arrives à me convaincre, malgré les 700 pages. Je me dis que ce serait peut-être mieux que je commence par un de ses premiers romans, histoire de découvrir le bonhomme.

  3. Moi aussi, je laisse de côté pour le moment, sa dernière publication. Si j’ai bien compris, la démarche n’est pas tout à fait la même, ce serait plus un plaidoyer qu’une contre-enquête. Et tu peux aussi vers ses premiers romans, au Philou, plus autobiographiques et souvent très drôles, avec de beaux personnages aussi.

    1. C’est passionnant car c’est bien plus que le récit d’un fait divers : c’est toute une société qui passe à la loupe, au scalpel et c’est ça qui rend ces contre enquêtes plus intéressantes que les autres.

    1. Bizarrement, quelques irréductibles ne l’adorent pas et semblent agacés par le style très personnel (à tout point de vue) de Jaenada : certains ne sont pas à enclins à suivre les hauts et les bas de sa santé ni à prendre des nouvelles d’Anne Catherine à chaque opus… comme c’est étrange…

  4. Je ne suis pas tentee par ce livre mais alors pas du tout. Et ce n’est pas de ta faute, tu le défends très bien … J’ai besoin d’être un minimum en connection avec le pitch et là, il ne se passe.rien, absolument rien et c’est pas faute d’avoir lu des chroniques motivantes comme la tienne.

    1. Effectivement, si les contre enquêtes ne te passionnent pas, tu ne trouveras pas beaucoup d’intérêt dans ce livre. Par contre, si tu veux quand même découvrir Jaenada, je te conseille ses premiers ouvrages qui ne sont pas des contre enquêtes et qui sont aussi très bien.

      1. J’ai déjà lu de oeuvres de Jaenada et ses très nombreuses disgressions parenrhesées. Elles ne me motivent pas à replonger dedans. L’art du bavardage et du parler creux a tendance à m’horripiler en littérature, même si cette remarque ne s’adresse pas directement à cet auteur.

  5. Bonsoir Sandrine! J’avoue ne pas avoir eu le courage de m’attaquer à ce pavé!… Cela, même si les opus précédents de Philippe Jaenada, « La Petite Femelle » ou « La Serpe » m’ont paru captivants.
    Je ne sais pas pourquoi, mais j’attendais cet écrivain sur l’affaire Jaccoud, qui a remué le landerneau genevois au mitan du vingtième siècle – peut-être parce qu’à une occasion, dans l’un de ses ouvrages, il a cité l’avocat René Floriot et ce qu’on a appelé en France « l’affaire Poupette ».
    Bonne soirée à toi!

  6. Je viens de le terminer( il y 15 minutes) et je suis sur les fesses : épuisée, ravie, triste, retournée,
    émue ( la fin est magnifique…) . Je vais respirer avant de tenter un billet. Bon réveillon Sandrine !

  7. Autant j’ai aimé les précédents romans de l’auteur, autant celui-ci m’a déçu. J’ai trouvé qu’il était long avec peu de matières.

  8. Toujours pas lu Jaeneda…mais j’ai noté plusieurs titres. Il faut, il faut…j’aime beaucoup l’idée de la contre-enquête pour ma part, et le côté analyse sociale/sociétale. TU m’en conseillerais un plus que les autres pour commencer? (et pas trop long si possible… ^^ )

    1. Ses contre enquêtes sont toujours des livres épais… mais on ne vois pas passer les pages ! La Serpe me semble le meilleur pour commencer mais La petite femelle est très bien aussi.

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